PENSER DÉCONFINÉ 1/5 — LE TROISIÈME HOMME

Par Nicolas Tellop

Illustration de Marthe Pequignot.

Illustration de Marthe Pequignot.

« Nous sommes en guerre. » C’est le président Emmanuel Macron qui l’a dit, au début du confinement.

À partir de là, on peut faire quantité de suppositions. Peut-être y croyait-il vraiment, avec la sincérité d’une âme tout entière dévouée au bien-être de son peuple. Peut-être était-ce pour lui l’occasion ou jamais de jouer un rôle crucial dans le drame de la grande Histoire ; peut-être voulait-il s’imposer en leader sur les épaules duquel se reposer ; peut-être avait-il pesé chaque mot pour qu’ils résonnent à jamais dans les manuels scolaires, à côté d’une photographie soigneusement choisie d’un grand homme présent sur le terrain, proche de ses soldats les soignants, les guidant vers une victoire difficile mais assurée par sa fermeté, sa probité et son courage. Peut-être bandait-il comme un âne, sous son bureau présidentiel, à l’idée d’être un président en guerre.

Ou peut-être pas.

« Nous sommes en guerre. » C’est le président Emmanuel Macron qui l’a dit, au début du confinement. 

En tout cas, c’est lui qui l’a dit. Nous sommes en guerre contre une pandémie mondiale, un virus d’autant plus dangereux qu’il est mal connu – le Covid-19, qui fut sur toutes les lèvres en ce printemps 2020. Et comme n’importe quelle guerre, celle-ci fut minable et dérisoire.

Sans doute Emmanuel Macron se croyait-il autorisé à jouir de cette guerre où l’ennemi n’est pas humain.

Les victimes, elles, étaient bel et bien humaines. Les soldats, eux, étaient sacrifiés d’avance, encore et toujours. De ce point de vue, on ne faillit pas à la tradition. Et cette fois-ci, les médailles qu’Emmanuel Macron leur propose, comptant sur l’intimidation du prestige pour masquer l’indigence des mesures politiques, ne semblent pas suffire à le faire oublier. Ne savait-il donc pas qu’il n’y a pas de guerre que l’on gagne ? La métaphore, certes. La puissance des mots et des images qui permet de faire prendre conscience de la gravité d’une situation.

En s’adressant aux artistes, deux mois plus tard, il leur conseille d’« enfourcher le tigre » et de descendre dans la cale chercher du jambon et du fromage. L’art de la métaphore. La puissance des mots et des images.

Admettons. Confinés, nous étions en guerre. Déconfinés, nous sommes donc en temps de paix ? Certainement pas. Le virus sévit encore. Mais une étape a été franchie. Ce n’est plus tout à fait la guerre, mais pas non plus la paix. Alors, qu’est-ce que c’est ?

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Confinés, nous étions en guerre. Déconfinés, nous sommes donc en temps de paix ? Certainement pas. Le virus sévit encore. Mais une étape a été franchie. Ce n’est plus tout à fait la guerre, mais pas non plus la paix. Alors, qu’est-ce que c’est ?

Ce pourrait être Vienne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une ville meurtrie, qui porte les stigmates de la catastrophe récente, où les habitants sont rendus à une liberté toute relative, le territoire divisé en quatre parties placées chacune sous une autorité particulière. Un lieu où la libre circulation n’existe pas vraiment, où il faut se défier de tout et de tout le monde, où le malaise est constamment diffus. Ça ne vous rappelle rien ?

 
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C’est notre décor et celui du Troisième homme de Carol Reed (1949). Si nous avons vécu le confinement comme un temps de guerre, alors le déconfinement nous ramène au contexte du film. Nous ne sommes pas dans le tant annoncé monde d’après, pas complètement revenu non plus au monde d’avant, mais nous sommes prisonniers d’un moment de stase, hors du temps et hors de la réalité. Nous ne pouvons plus vivre comme nous le faisions ; et pourtant, la machine est relancée comme si c’était le cas. En arrivant à Vienne, Holly Martins (Joseph Cotten) découvre un univers qui, comme le nôtre, s’apparente plus à un cauchemar qu’à la réalité. Tout y est faux, même les amis de toujours. Tout y est biaisé, même le cadrage des plans aux angles légèrement inclinés. Tout y est confus, obscur, impénétrable comme les ombres qui grignotent tout ce qu’elles peuvent des pierres et des hommes. Tout y est alambiqué, même le discours sans nuance de l’autorité. Preuve en est ce militaire, qui cherche d’abord à se débarrasser de Martins par tous les moyens possibles, l’écartant de son enquête, lui cachant ce qu’il sait, et puis qui va finalement tout entreprendre pour le retenir et le faire participer à la résolution de l’enquête.

En arrivant à Vienne, Holly Martins (Joseph Cotten) découvre un univers qui, comme le nôtre, s’apparente plus à un cauchemar qu’à la réalité. Tout y est faux, même les amis de toujours. Tout y est biaisé, même le cadrage des plans aux angles légèrement inclinés.

Orson Welles dans Le Troisième Homme de Carol Reed (1949).

Orson Welles dans Le Troisième Homme de Carol Reed (1949).

Cette attitude n’est pas sans rappeler celle de notre gouvernement à l’égard des masques : superflus quand on n’en a pas, mais obligatoires ou presque quand ils sont disponibles. En temps de guerre ou d’après-guerre, c’est toujours la même chanson, entêtante comme la cithare d’Anton Karas. Le pouvoir agit comme ça l’arrange.

Le résultat transparaît dans l’atmosphère surréaliste du Troisième homme, où il est évident que chacun cache quelque chose, où même les enfants dénoncent à tort à travers, où même à son domicile on est acculé par la méfiance et la défiance face à l’autorité, où il ne paraît plus possible d’échanger avec quiconque sur un sujet – quel qu’il soit –, où même l’amour est condamné à l’échec, tant la fracture est profonde et douloureuse.

La nuit, nous courons dans les rues pour rattraper l’ombre de l’ami qui n’est plus : la vie trop insouciante qui fut la nôtre.

Dans la Vienne du Troisième homme, l’autorité est suspecte malgré sa bonne volonté, l’amitié n’est plus qu’un vestige malgré les liens indissolubles, l’amour est impossible malgré la passion dévorante. Le cadre est venimeusement baroque, comme lors de cette scène au théâtre où les acteurs composent des pantomimes légères et grotesques, détachées de l’actualité et de ses enjeux. Tout n’est qu’illusion, et la belle Alida Valli, si légère sur scène, s’avère d’une mélancolie insubmersible au quotidien. Vienne n’est pas tant peuplée de survivants que de fantômes.

Comme Holly Martins, nous errons parmi les décombres d’une république faite de rustines et d’éléments de langage creux, une république qui ne se manifeste que dans la rupture et l’effondrement, qui ne répond jamais aux questions et aux attentes, qui veut faire taire toutes les voix discordantes pour n’imposer plus que la sienne, si fausse et disruptive soit-elle. 

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Si notre quotidien du retour à l’anormal a tant à voir avec Le Troisième homme, ce n’est pas à cause d’un trauma comparable à celui de la Seconde Guerre mondiale. Le bilan humain du Covid-19 est terrible, mais la fracture ne se situe pas là. Les ruines que nous traversons aujourd’hui ne sont pas le résultat des bombes, mais la conséquence d’une politique qui a définitivement rompu tout lien avec la population et la réalité. Le monde de ténèbres, de masques, de faux-semblants, d’illusions et de mensonges que traverse Holly Martins, c’est notre psyché politique. Comme lui, nous errons parmi les décombres d’une république faite de rustines et d’éléments de langage creux, une république qui ne se manifeste que dans la rupture et l’effondrement, qui ne répond jamais aux questions et aux attentes, qui veut faire taire toutes les voix discordantes pour n’imposer plus que la sienne, si fausse et disruptive soit-elle.

Nous sommes dans la Vienne de l’après-guerre, théâtre surréaliste aux désillusions abyssales. S’il reste un combat à mener, il est dans les sous-sols, dans les égouts, pour y faire remonter toute l’ordure qui s’y cache.

 
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