“NOUS FAISONS VIEILLIR LE CINÉMA”

 

Dans notre premier numéro paru en 2015, le philosophe français Alain Badiou, qui ne se revendique pas “complétement cinéphile”, nous faisait l’honneur de nous accorder un entretien sur l’art dont il ne manque pas de rappeler la force métaphysique.

 
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1 / La découverte du cinéma

Ma découverte du cinéma date de mon enfance. Quand j’étais au lycée, c’était l’époque où  l’on créait des ciné-clubs. Je suis donc allé voir des films célèbres comme Le Cuirassé Potemkine (1925) de Sergueï Eisenstein. J’ai d’emblée senti que ce cinéma-là n’était pas exactement celui du dimanche, avec le film qui sort ... J’ai eu très tôt le sentiment que le cinéma était le cinéma, tout en étant autre chose. J’ai même été convoqué, parce que j’étais beau parleur, à participer à la présen­tation de films. J’avais quinze ou seize ans. Je me souviens en particulier avoir présenté Le Jour se lève (1939). Cela s’est consolidé quand je suis venu à Paris, à l’École Normale Supérieure, parce que la Ciné­mathèque était juste à coté. Et là, c’est devenu une fréquenta­tion presque quotidienne, j’y ai constitué ma culture, j’y ai vu des choses qui étaient absolument invisibles à l’époque, comme les films de Stroheim, de Welles... Pendant mes quatre années à l’École Normale, j’ai fréquenté la Cinémathèque de façon extrême­ment assidue et j’ai commencé à écrire sur le cinéma, notamment un grand article sur la culture cinématographique. 

 
Affiche originale du Cuirassé Potemkine (1925) de Sergueï Eisenstein.

Affiche originale du Cuirassé Potemkine (1925) de Sergueï Eisenstein.

 

C’est vraiment l’histoire de ma découverte du cinéma en tant que références personnelles très vivantes, comme dimension artistique, intellectuelle, etc. Par ailleurs, je continue à aller au cinéma. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose, en réalité. De temps en temps, je me dis « Tiens, je vais aller au cinéma ». Je vais rarement voir les navets domi­nants, mais j’ai quand même vu Titanic (1997) de James Cameron, même si c’est un navet de niveau supérieur. Cette dualité s’est consti­tuée dès mon enfance: on va au cinéma (à l’époque, on y emme­nait beaucoup les jeunes filles, parce qu’on pouvait s’embrasser dans le noir), mais, surtout, le cinéma est un appui fort de la pensée. Pour autant, est-ce que je me sens « cinéphile » ? La catégorie m’a toujours un peu interrogé. Qu’est ce que c’est vraiment, un cinéphile ? Est-ce quelqu’un dont le rapport au cinéma ne se réduit pas à aller au cinéma comme tout le monde, c’est-à-dire au cinéma conçu comme spectacle ? Ou bien, est-ce qu’on en a une définition plus maniaque : une personne pour qui le cinéma est réellement le centre des repré­sentations intellectuelles et de sa vision du monde. Je pense qu’il y a une définition maximale ou minimale du cinéphile. Je ne me suis jamais senti appartenir au groupe des cinéphiles, si on définit ce groupe comme des gens qui font du rapport entre leurs vies intellectuelles, pensantes et le cinéma une passion exclusive. Moi, je m’intéresse au cinéma, mais aussi à beaucoup d’autres choses. Le cinéma est important, sans être central. En revanche, il me semble demeurer l’ultime chance artistique de masse. Elle est peut-être rarement remplie, car beaucoup de très beaux films restent marginaux dans leur diffusion, il faut le reconnaître. C’était sans doute différent au temps du classicisme hollywoo­dien, où de très grands films de Hawks ou de Hitchcock ren­traient dans le circuit général. C’est moins vrai aujourd’hui. 

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Le Cuirassé Potemkine (1925) de Sergueï Eisenstein

Le Cuirassé Potemkine (1925) de Sergueï Eisenstein

Le cinéma est petit à petit gagné par un phénomène qui a commencé dès la fin du XIXe siècle pour la poésie, c’est-à-dire une séparation assez forte entre le milieu poétique créateur, intel­lectuel, et la diffusion populaire. Je crois que la fameuse phrase de Malraux, « Par ailleurs, le cinéma est une industrie », qui n’est pas tellement vraie, s’est retrouvée, malheureusement, au centre des choses. Au fond, on a envie d’inverser la formule : « Par ailleurs, le cinéma est un art ». Il est d’abord une industrie, et comme l’industrie du spec­tacle a pris une ampleur folle, le cinéma est devenu un valet. Jusqu’à une date tout de même assez récente, il restait possible qu’un film porteur d’idées fortes, de novations esthétiques et d’une grande importance intellectuelle soit par ailleurs vu par des mil­lions de gens. Ce n’est plus le cas en musique, en poésie ... Les arts sont un peu désertés. C’est le cas pour la peinture, mais avec un malentendu, parce que la pein­ture a la dimension du marché. 

Le cinéma est la forme la plus contem­poraine d’un croisement entre les ambitions de l’art et un très large public.

Il ne faut pas oublier que la situation s’est modifiée par rapport au XIXe siècle, où les très grands poètes comme Hugo, ou les romanciers comme Tols­toï, pouvaient bénéficier d’une audience véritablement ample. Aujourd’hui, la catégorie de produit est tellement dominante que c’est différent. Il me semble observer une concentration cinéphilique d’une partie de la production de cinéma, presque dans un circuit parallèle, et la chance qu’un très grand film soit aussi très haut dans le box-office est assez amoindrie. 

2 / La loi du marché

C’est un peu le même phénomène que celui dont nous parlions juste avant. Quand, d’une certaine fa­çon, il n’y avait pas de différence de principe, ou de diffusion, entre toute une partie de grands films, qui sont restés historique­ment constitutifs de l’art du ciné­ma, et les films « grand public », cela influait sur la stylistique générale du cinéma. Quand les films de Welles, Hawks ou Ku­rosawa étaient massivement vus, cela avait des conséquences sur les autres réalisations. Il y avait une interférence. L’autonomie du film courant par rapport au film ambitieux était bien moindre qu’aujourd’hui. Il y avait donc une perfusion souterraine, si bien que, malgré tout, dans le monde des réalisateurs, des gens très différents pouvaient se côtoyer, au sein de la même structure industrielle et productive. À mon avis, c’est beaucoup moins vrai aujourd’hui. La stéréotypie qui s’est installée est moins marquée par la stylistique possible du re­nouveau du cinéma. C’est comme ça que j’interprète les énoncés de Godard, quand il prétend que le cinéma est mort. C’est en partie pour souligner que lui seul est vivant. Mais c’est probablement vrai que le cinéma de la cinéphi­lie des années 1960, ainsi que les effets de ce cinéma sur le cinéma dans son ensemble, étaient plus perceptibles qu’aujourd’hui. Il y avait donc une espèce d’impré­gnation générale. Les nouvelles manières de faire et les nouveaux schémas de visibilité s’introdui­saient, plus ou moins, dans le cinéma courant. Aujourd’hui, on a l’impression que le cinéma courant est constitué, normatif et très prescriptif. Si l’on veut faire quelque chose de différent, on est contraint de le faire ailleurs, autrement... C’est l’évolution du marché. Par contre, je pense que nous retirons des avantages de la mondialisation, parce que l’inter­nationalisation du cinéma est très forte aujourd’hui. Je vais quand même beaucoup voir, avec un vif intérêt, des films kurdes, phi­lippins, souvent très intéressants et pertinents, et qui proposent un voyage réel, c’est-à-dire une pénétration dans les pays loin­tains et étrangers beaucoup plus profonde que le tourisme ordi­naire. On apprend quand même aujourd’hui à connaitre le monde par le cinéma. Le ciné­ma prend en charge des choses véhiculées ailleurs, il fait circuler non seulement les paysages, les monuments, mais aussi les subjectivités étrangères, les situations politiques à l’intérieur de fables et de fictions. 

Titanic de James Cameron (1997)

Titanic de James Cameron (1997)

Peut-on toujours parler « d’art démocratique » ? Je reconnais que le jugement devient difficile. Sauf que, justement, il y a encore quelques traces, comme ce dont on vient de parler. L’internatio­nalisme, c’est une démocratisa­tion du regard sur les étrangers. À cet égard, c’est une leçon de démocratie dont on a bien besoin. Peut-être existe-t-il des restes de cette vocation démo­cratique du cinéma. Est-ce que l’on ne va pas vers une situation clarifiée, où il y aura, d’un côté, ce qui relève du marché des images, et, de l’autre, quelque chose qui mérite encore le nom de cinéma, comme deux registres qui vont aller petit à petit vers leur séparation de plus en plus perceptible ? Ce qui aboutira à la réhabilitation et à la reconstruction de circuits parallèles, d’un sous-marché, et peut-être l’on cessera d’appeler « cinéma » le reste, ce qui serait une bonne chose. Le cinéma recouvre quand même une masse plus ou moins indistincte de la télévision, circulant avec ou dans la télévision. Le dressage des gens par l’imagerie télévisuelle est horrible. 

À 99%, les images narratives de la télé sont d’une grande laideur et d’une grande faiblesse.

C’est très frappant, quand je zappe, les monstruosi­tés ou les espèces de stéréotypes creux et insensibles. Au lieu du cinéma comme art et comme ver­tu, qui perfuse comme dans les années 1960, on a au contraire une imagerie qui se diffuse un peu partout et qui contamine le cinéma. Il faudra alors peut-être lui donner un autre nom, un jour ou l’autre, et abriter le cinéma en assumant son histoire artistique et démocratique. Cela mettrait le cinéma un peu au même défi que la politique à la fin des fins. À un moment donné, cela se conjoin­drait dans le fait qu’il faut se séparer de la systémie existante, d’une manière ou d’une autre. C’est un peu comme ça, mainte­nant, dans le monde des images, je crois. 

3 / Le mépris de la jeunesse

L’entrée dans les procédures artistiques a toujours été due à des phénomènes d’éducation. Au XIXe siècle, distinguer la peinture pompier et l’im­pressionnisme, c’était aussi un problème après tout. Beaucoup de gens commençaient à dé­crocher de la peinture, parce qu’ils ne reconnaissaient plus, dans ce que faisait Monet ou Pissarro, leur notion d’image, ce qu’ils appelaient, pour eux, une image. Il ne faut pas penser que tout est toujours nouveau. Les problèmes du cinéma aujourd’hui ont été ceux de la peinture au XIXe siècle, parce qu’il y avait une domination de la peinture monumentale. Les blockbusters existaient aussi dans ce champ : les grands machins antiques avec des femmes nues dans les coins, des gens avec des épées... C’était ça, la peinture officielle, que l’on voyait dans les Salons. Et quand il y a eu un contre-courant qui a démarré à l’extrême opposé, en faisant de la peinture avec une meule de foin ou une prostituée dans un coin, c’était la Nouvelle Vague. Les deux histoires sont très parallèles. Et les Nouvelles Vagues finissent par être recon­nues. Ce sont des problèmes d’éducation, finalement. Il s’agit de reconnaitre qu’un certain type d’images a une dignité intrin­sèque dans un contexte où ce qui est appelé image est dégénéré d’une certaine manière, est devenu stéréotypé, massif, commercial. Peut-on faire la différence entre un film d’Antonioni et une émission de téléréalité ? C’est un vrai problème, mais c’est un problème d’éducation. 

 
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Le jour se lève de Marcel Carné (1939)

Le jour se lève de Marcel Carné (1939)

Je trouve scandaleux, et significatif du mépris dans lequel on tient aujourd’hui la jeunesse, que le cinéma ne soit pas une matière fondamentale dans l’enseigne­ment secondaire, voire primaire.

C’est une absurdité indéfendable. C’est même une monstruosité presque incompréhensible ! Parce que tous ces jeunes gens, aujourd’hui, ne cessent d’être en rapport avec les images, donc on devrait absolument partir de là. Quand on éduquait les gens à la lecture, cela consistait à ap­prendre qu’un beau poème n’était pas la même chose qu’une chan­son. Pourquoi aujourd’hui ne fait-on pas le même travail sur les images ? Le cinéma devrait être une matière comme la littérature française. Qui plus est avec les moyens techniques dont nous dis­posons aujourd’hui... Il faut créer une agrégation de cinéma comme les autres. Qu’on ne le fasse pas est le signe qu’on a abandonné toute ambition en la matière. Au fond, on s’en fiche que les gamins ne sachent pas distinguer tout cela. Les gens qui se fichent de cela et de l’éducation en général pensent que le problème, finalement, c’est de trier une pe­tite élite à laquelle on enseignera l’économie. L’élitisme républi­cain consistait à dire que tout le monde (c’est-à-dire très peu en réalité, quand on regarde, mais c’est un problème de sélection) doit lire Racine, connaître le latin classique. J’en ai fait l’expérience avec mes propres enfants, qui sont comme tous les autres et aiment nombre de cochonneries (il faut que jeunesse se passe). Mais je me souviens très bien de moments où je leur montre un film de l’époque classique, qui suscite un intérêt véritable, surtout lorsqu’ils constatent qu’un certain nombre de choses qu’ils admirent dans les images d’aujourd’hui ont une histoire, et qu’à l’époque, au moment de leur invention, elles avaient une force poétique, alors qu’ils voient et admirent de nos jours des formes dégénérées. On peut très bien leur montrer cela à partir des images. Je suis désolé que l’on ne le fasse pas, et c’est, pour moi, l’un des motifs de jugement de la société contemporaine. Elle est envahie par les images, or elle ne se soucie absolument pas d’un système éducatif sur les images. 

 
 

C’est très français, finalement. En Italie, il y a une culture de l’histoire de l’art, qu’il n’y a pas en France. Je préfère toutefois modérer ce propos, car au fond les Italiens le font aussi dans une optique nostalgique et passéiste, cela a donc un revers, un prix. Paradoxalement, la France est le pays connu comme celui de la cinéphilie. Même de grands réalisateurs américains attachent beaucoup d’importance à être reconnus par le public français. Ils adorent lire des articles écrits dans des revues célèbres. La France est l’un des seuls pays où l’on peut avoir la version originale à la télévision. Dans des villes universitaires en Allemagne, ou à Barcelone, il n’y a pas un cinéma qui passe les films en version originale. Oui, il y a une imprégnation cinéphi­lique. Mais cela rend d’autant plus paradoxal qu’elle n’ait pas pénétré de façon massive grâce à l’enseignement. j’ai toujours dit que le cinéma était un art majeur. 

Le combat ne semble pas tout à fait terminé, puisque le cinéma n’est pas encore au centre de l’éducation.

Il est malheureu­sement considéré objectivement comme une partie du marché, un ensemble de produits. Il est presque à la rubrique de la bourse. C’est un art coûteux. Il l’est de moins en moins, et c’est important aussi pour son avenir, puisque l’on peut faire des films de qualité avec beau­coup moins de capitaux qu’à l’époque de la guerre. Mais enfin, c’est un art coûteux. Et d’une certaine manière, je suis d’ac­cord avec vous, la bataille n’est pas encore gagnée. Elle ne l’est pas, alors que l’on dispose d’un trésor historique, très étendu. La France est le pays où l’on prend soin des films, il y a des cinéma­thèques, y compris en province, qui sont très attentives à récolter des vieux films introuvables. Tout cela pourrait parfaitement constituer l’appui, le matériau, le principe de visibilité de l’édu­cation systémique concernant la réception et le tri des images. Moi, je pense que les décideurs, quels qu’ils soient, en ont peur. Je pense qu’en vérité, c’est une affaire idéologique. Si les gens étaient instruits en profondeur par rapport au tri des images, toute une partie de l’industrie en souffrirait grandement, parce qu’elle ne serait plus fréquentée, ni fréquentable, pour un public instruit. L’exigence s’élèverait beaucoup. Je reviens sur l’expé­rience des enfants et des jeunes que je connais pour qui cela marche. On peut démontrer la supériorité d’une image, d’un film. On peut instruire.

La Chose d'un autre monde de Howard Hawks (1951)

La Chose d'un autre monde de Howard Hawks (1951)

À la fin des fins, cela mettrait en danger les décideurs. C’est une question politique évidemment. Cette décision de ne rien faire pour l’éducation aux images. Il y a quand même eu des groupes de pression, qui souhaitaient créer une agrégation de cinéma par exemple. Mais il n’y a jamais rien eu de décidé dans cette direction. Que veulent nos maîtres ? Le fait que l’on ne fasse rien montre que l’on protège quelque chose. Les gens qui n’ont rien fait dans ce sens et qui se lamentent sur l’état de l’éducation sont des hypo­crites parfaits. C’est une cause à défendre, pas simplement comme un petit truc dans un coin, mais comme une matière fondamen­tale, où les gars feraient des dissertations de commentaire de films et, au bac, on leur projette­rait pendant deux heures un film pour qu’ils rendent une copie. Là, ce serait intéressant. Il faut en faire une matière vivante et considérer que le cinéma est l’art le plus radicalement contem­porain, même si l’on parle de Griffith. Je vous ferai remarquer qu’en peinture, tout ce qui est du début du XXe siècle est appelé « art contemporain ». On ne dit pas que Duchamp ou Malevitch, ce sont des vieilles peintures. C’est très curieux. C’est d’ailleurs assez ridicule d’appeler « art contemporain » des choses qui remontent au début du XXe siècle. On ne veut pas que le cinéma soit autre chose que l’actualité de la circu­lation du produit. Malheureuse­ment, une grande partie des gens et de la jeunesse pensent ça, c’est ­à-dire que le cinéma, c’est ce que l’on voit dans les journaux et qui va sortir. Si ça date d’il y a cinq ans, c’est vieux... On fait vieillir le cinéma. Cela me fait penser à Néron dans Britanni­cus : « Dans une longue enfance, on m’aura fait vieillir ». C’est ce que l’on inflige au cinéma. 

Citizen Kane d’Orson Welles (1941)

Citizen Kane d’Orson Welles (1941)

 

Citizen Kane (1941) de Welles, c’est toujours autant d'actualité ! C’est plutôt un certain nombre de na­vets contemporains qui donnent l’impression qu’ils sont vieux avant d’être nés. Ça a l’air de sortir d’un grenier. Ce que l’on voit à la télé, c’est pareil, c’est vieillot. Alors que je suis frappé par L’Aurore (1927) de Murnau ou Citizen Kane, on est de plain-pied avec ces films. On a, en plus, ce subtil plaisir de la contempora­néité, ce quelque chose qui est gardien de la contemporanéité, puisque la force s’est maintenue au fil des ans. C’est un plaisir de voir les anciens films. Et quelques fois, c’est un plaisir exagéré, parce qu’on contribue du coup à la pensée du cinéma comme art du passé. C’est aussi une idée dangereuse. Il faut mainte­nir la contemporanéité au sens empirique. Et il faut garder l’idée qu’il se fait de nouveaux films malgré tout. Il faut garder les deux. Et pour ce faire, il faut être instruit de ce qu’est un film contemporain ancien. Et puis, il y a les films contemporains nouveaux, et on les reconnaît au fait qu’ils sont comparables aux contemporains anciens, parce qu’ils sont de la même intensité, de la même novation. Il serait merveilleux que tout cela soit des exercices scolaires. Les gens rêvent d’apprendre le cinéma, et ce, dès le plus jeune âge. On revient sur l’idée que la bataille n’est pas gagnée. Mais, après tout, c’est aussi un effet probable du fait que le cinéma est un art tout récent. On étudiait les tragédies grecques d’il y a 2500 ans. Deux siècles, c’est très peu. Et je pense qu’il y a une bataille à gagner pour que le cinéma entre dans la catégorie artistique. Parce que si c’était gagné, les décideurs ne pourraient pas l’absenter de la culture scolaire.

L’opinion considère que le cinéma n’est pas sérieux. C’est l’opinion qui reste domi­nante: “On va au cinoche”. Le cinéma est traité par-dessous la jambe. Sauf au niveau de la bourse.

Pour qu’un public puisse discerner une image d’une autre, il est plus que nécessaire qu’il ait acquis, par des moyens quel­conques, les repérages néces­saires. Sinon, tout va s’écraser dans ce milieu anonyme où « ce n’est pas trop mal, ni trop mauvais, ni trop bien». C’est l’anonymat de la marchandise, en réalité. C’est le fait qu’on peut prendre cette marque de sucre plutôt qu’une autre. On devrait sortir d’une salle de cinéma, soit ravi, soit furieux. 

 
L’Aurore de Friedrich Wilheim Murnau (1927)

L’Aurore de Friedrich Wilheim Murnau (1927)

 

4 / La sortie de la caverne

Le cinéma est le révélateur de l’invisible. Le cinéma comme art, c’est proprement la sortie de la caverne. Il montre le réel des ombres. C’est ce que je pense du grand cinéma. Quand on y parvient, c’est d’une émotion extraordinaire. On a l’impression de voir l’envers du visible, sa vérité secrète. Mais encore une fois, il faut apprendre à le voir. Et ce n’est pas voulu. Imaginez si l’on nous apprend à voir l’envers des apparences... Où va-t-on ? Parce que toute la société productive et marchande repose sur la dictature du semblant, qui consiste, de façon systématique, à faire prendre des vessies pour des lanternes, des cochonneries pour des choses intéressantes ... Le cinéma est situé à un point stratégique, car il est à la fois ab­solument là-dedans et, en même temps, le cinéma comme art est au contraire la révélation de la nature effective du semblant. 

Le cinéma est vendu comme une apparence, mais quand il s’élève, il est une critique radicale des apparences. Là se trouve le combat. Voilà pourquoi l’idée du cinéma comme un art reste encore aujourd’hui une idée subversive.

Le septième art reprend ce qui est populaire dans les six autres. Est-ce qu’il ne faudrait pas connaître ces six autres arts avant de pouvoir parler de cinéma ? On peut reprocher à la critique de cinéma d’être finalement très peu cultivée. C’est une grande faiblesse. Il y a une impureté du cinéma qui est en communication avec les autres arts. Et si vous ne les connaissez pas, vous allez manquer quelque chose. Voilà pourquoi le cinéma est un carrefour. Du point de vue éducatif, il ouvrirait sur tout le reste. Il y a une autre difficulté intrinsèque à parler du cinéma : c’est un art de la compacité sensorielle. J’avais écrit un article qui s’intitulait « Peut-on parler d’un film ? ». C’est une question encore ouverte.

Citizen Kane d’Orson Welles (1941)

Citizen Kane d’Orson Welles (1941)


Entretien réalisé par Thomas Aïdan et Gwenael Porte

La Septième Obsession N°1 (octobre-novembre 2015)