EXCLUSIF : Le Syndicat de la critique célèbre Albert Serra

ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC ALBERT SERRA

Albert Serra photographié par Lucas Charrier, en mai 2022, à Cannes. Copyright Lucas Charrier

En mai dernier, Pacifiction enflammait le Festival de Cannes. D’autant plus au terme d’une édition quelque peu décevante, le film d’Albert Serra nous est apparu comme un phare dans la nuit sans nuages du cinéma. Un objet radicalement défricheur, d’une vitalité esthétique et d’une pertinence politique inouïes, « matrice d’un cinéma aux potentialités renouvelées » comme nous l’écrivions en novembre. Fort d’un triomphe critique jamais vu pour un film si ovniesque, Pacifiction s’est déjà vu attribuer le Prix Louis-Delluc ainsi que trois Prix Lumières. Aujourd’hui, il reçoit des mains du Syndicat français de la critique de cinéma les Prix du meilleur film français et du film singulier de l’année – fait unique dans son histoire. L’occasion de nous entretenir une seconde fois avec son réalisateur, qui nous a parlé de son rapport au succès et à la critique de cinéma.

Pacifiction vient d’obtenir les Prix du meilleur film français et du film singulier de l’année de la part du Syndicat français de la critique de cinéma. Que vous évoque cette double récompense, unique dans l’histoire du SFCC ?

Albert Serra : C’est ma vision du futur : dans quelques années, plus les films seront « singuliers » et plus ils seront plébiscités. J’irais même plus loin : prochainement, l’expérience singulière sera la seule possible en salles. Les gens ne supporteront plus d’y voir des objets commerciaux stéréotypés. Je ne parle pas des films qu’on consommera chez soi, mais de l’expérience de la salle. Elle apparaîtra d’autant plus comme un exercice actif, qui suppose d’offrir au film son corps et son attention. Pour moi, ce double prix est donc très bon signe !

Il est vrai que Pacifiction est auréolé d’une surprenante unanimité critique, au point d’avoir été défendu par un large spectre de la presse et d’obtenir aujourd’hui 9 nominations aux Césars. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

J’en reste moi-même surpris ! Je pense à la qualité rare et mystérieuse du jeu des acteurs, et en particulier de Benoît Magimel... Son atmosphère a quelque chose d’hypnotique et d’anti-conventionnel, y compris en termes narratifs. Le film déroule une intrigue presque formelle et donc potentiellement séduisante. Mais je m’étonne de cette langueur, car j’ai tourné quasi exclusivement Pacifiction en plans fixes ! C’est le cas de tous mes films, à l’exception du premier. Bon, il y a juste un panoramique à la fin... mais c’est presque imperceptible ! Je pense que l’hypnose naît du montage et surtout du son, que j’ai pensé sur une crête entre le musical et l’abstrait. Avec ces images spectaculaires de Tahiti et ces couleurs artificielles, on entre dans un monde à la fois étrange et familier. Au montage, j’avais d’ailleurs une obsession : éviter tout ce qui rappelait l’esthétique d’un certain cinéma social. Les gens sont tellement fatigués de l’aspect social de chaque image...

En tant que créateur de formes, vous provoquez une vive excitation chez les cinéphiles. Votre manière d’envisager le cinéma est-elle aussi une manière de vous stimuler ?

Mes films sont radicaux, mais la fabrication est très ludique. L’idée maîtresse, c’est la prise de risque ; au point qu’elle prenne toute la place, qu’elle devienne plus importante que le contrôle objectif des choses. C’est une force de destruction, où l’on déstabilisation tout ce qu’on a préétabli. C’est que ma matière échappe, elle est sauvage. Lorsqu’on attaque le montage, on est parfois à la limite de la trouver incohérente. (Rires.) On se dit qu’on n’arrivera jamais à en dégager une logique, et puis heureusement on la trouve. Ce n’est pas évident à gérer, mais je suis convaincu que ce principe a un puissant effet sur le spectateur à l’arrivée.

Le triomphe de Pacifiction vous encourage-t-il à pousser plus loin cette méthode ?

Oui, on peut toujours aller plus loin. Le seul problème, c’est la fatigue puisque ma méthode impose de tourner des centaines d’heures de rushes. Sur Pacifiction nous étions trois monteurs, travaillant chacun avec son unité dans le même espace. Imaginez : on a passé 8 mois à monter le film sans jamais se reposer un seul week-end. Nous avons seulement pris 10 jours pour fêter Noël, c’est tout. On était si fatigués qu’on n’a plus envie d’y revenir, or je sais que c’est inévitable si je refais un autre film...

Vous nourrissez des envies particulières pour la suite ?

Mon prochain film sera probablement tourné en anglais. J’aimerais le faire avec une star anglophone, peut-être américaine... C’est comme un défi que je me lance, car les Anglais sont plus carrés dans le travail. Vous, vous avez un côté très arty... (Rires.) Je voudrais pourtant le tourner dans les mêmes conditions que Pacifiction. Ce qui me fait peur, c’est leur obsession du contrôle et du politiquement correct. J’aime jouer avec les limites lors du tournage ; je trouve la juste gradation des choses au montage, mais je ne veux souffrir d’aucune censure lorsque je filme... On verra bien.

Pacifiction de Albert Serra (2022).

La reconnaissance a-t-elle joué un rôle dans le déploiement de vos ambitions ?

Je l’ai dit l’autre jour, lorsqu’on m’a décerné les Prix Lumières : quand j’ai commencé, je n’étais soutenu que par des critiques. Et je suis encore là. Je leur ai dit : « Au moins, cela signifie que je vous suis resté fidèle. » (Rires.)

À quel point la critique a-t-elle contribué à votre cinéphilie ?

J’ai sans doute lu davantage de critiques que je n’ai vu de films. Je lis pas mal d’écrivains du passé, qui m’aident à penser mon travail. Je pense par exemple au Dictionnaire des films de Jacques Lourcelles, dont une nouvelle édition vient de reparaître. Je ne partage pas son avis sur le cinéma contemporain, mais son livre m’a accompagné. Ce qu’il a écrit sur Godard et d’autres films modernes est horrible, mais à d’autres endroits c’est un pur visionnaire. À l’époque où j’ai collaboré avec mes amis de Capricci [qui ont coproduit plusieurs de ses films, ndlr], ils m’ont proposé d’écrire le prologue d’un livre auquel je tiens beaucoup et qu’ils ont réédité : Le cinéma, art subversif d’Amos Vogel, un programmateur d’avant-garde new-yorkais. Je dois dire que je lui dois beaucoup. C’est un livre fondamental pour comprendre le sens caché des images les plus osées, puis tout le cinéma américain des années 1960 et 70. Sinon, je lis aussi la critique française ; il y a par exemple Jacques Mandelbaum du Monde, qui a rendu un bel hommage à Godard lors de sa mort. On m’a dit que Luc Chessel avait écrit un texte extraordinaire sur Pacifiction, dans Libération ; je ne l’ai pas lu, mais j’y crois car j’ai lu d’autres textes de lui que je trouve géniaux... Le reste de mes lectures a souvent à voir avec mon travail ; si je lis un auteur, c’est pour éclairer ce que j’ai fait ou enrichir ce que je vais faire. J’ai un rapport très utilitariste à la lecture. (Rires.)

Vous ne lisez rien sur votre travail ?

Jamais. Sans doute car cela pourrait me rendre triste, me faire prendre conscience de certains défauts... Je dois donc cacher à certains critiques que je n’ai pas lu leur texte, quand bien même j’adore ce qu’ils écrivent sur d’autres. (Rires.) C’est marrant, car les critiques sont parfois impressionnés de rencontrer un cinéaste fou comme moi. Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que je suis moi-même impressionné par eux ! J’envie leur talent et leur discipline dans l’écriture. Pour moi, leur travail est proche du montage. On retrouve cette idée qu’on y agence et révèle le sens caché des images ; un sens difficilement visible au premier coup d’œil.

Que pouvez-vous nous dire sur la critique espagnole, comparativement à la France ?

Elle est évidemment beaucoup moins développée qu’en France, sans doute pour une raison logique : beaucoup de films y restent invisibles en salles. C’est aussi le cas pour l’Italie ou les Pays-Bas, qui souffrent d’une distribution terrible. En termes de cinéma, l’Europe entière est la province de la France et de Paris en particulier. Autour, c’est le désert. Personne n’écrit. Lorsqu’on lit vos textes ou ceux des Cahiers du Cinéma, de Libération, de Transfuge, de Trafic, la critique est souvent portée à un haut niveau de pensée. Je parlerais également de style, d’originalité dans l’écriture. Il y a une symbiose entre les deux. C’est une idée qui me semble très française : si un texte est visionnaire vis-à-vis d’un film, cette vision naît aussi de la pulsion d’écrire elle-même. Chaque pays a sa sensibilité, mais c’est pour moi ce qui fait des critiques français les plus intéressants. Il suffit de voir les listes des films préférés par les Anglo-Saxons à Cannes : leurs choix se portent généralement sur les films les plus évidents. Or si leur choix est moins osé, leur écriture sera d’autant plus faible.

Vous revenez de Los Angeles. Comment vos films sont-ils reçus aux États-Unis ?

La Cinémathèque de Los Angeles honorait une rétrospective de mon travail. J’y ai également présenté Pacifiction, qui devrait sortir là-bas aux alentours de mi-février. J’ai l’impression que les Américains sont tout aussi fascinés que les Français, ce qui n’était pas gagné ! Comme je l’ai dit au début, je pense que le public des salles va changer. Y compris aux États-Unis, elles seront de plus en plus consacrées au cinéma d’auteur. Les spectateurs seront certes en nombre réduit, mais ils prendront toujours du plaisir à voir ces films-là. Je dis toujours : « Tu préfères 100 spectateurs fanatiques ou 1000 spectateurs apathiques ? » (Rires.) Il faut relativiser les choses. J’en suis même à me dire que dans 100 ans, personne ne se rappellera d’un seul cinéaste américain après les années 1970. Il y a bien sûr quelques exceptions ici ou là, mais leur cinéma ne m’intéresse plus : il n’y a plus aucune recherche formelle, si ce n’est une accumulation de clichés... Ce que je dis est extrême, mais je radicalise ma pensée pour ne pas cultiver l’espoir d’avoir un public très élargi. Cela me permet de me concentrer sur mon travail, rien que mon travail.

Pour un cinéaste aussi indiscipliné que vous, un tel consensus critique est-il gage d’exigence artistique ou au contraire d’establishment ?

Lorsque j’ai présenté Histoire de ma mort (2013) à Locarno [d’où il est reparti avec le Léopard d’or, ndlr], certains critiques ont détesté le film. Cela ne m’a pas remis en question, car c’est un film que j’adore ! C’est peut-être celui que je préfère de tous... En fait, le consensus critique me semble bénéfique : d’une part je suis ravi de donner du plaisir au maximum de spectateurs ; d’autre part c’est une invitation à faire un film encore plus radical. J’ai envie de défier cette unanimité, qui est arrivée comme par magie. Je me souviens qu’on a envoyé le film à Cannes 2 jours avant la conférence de presse ; ils n’ont pu le voir qu’après. D’habitude je montre mes films à mes proches avant de les présenter quelque part, mais là pas du tout. C’était l’inconnu, d’autant qu’on était un peu désespérés par tant de mois passés en salle de montage. L’accueil du film fut si surprenant qu’il m’a laissé la tête froide. Logiquement, je me serais dit : « C’est trop évident ce que j’ai fait, j’aurais pu être un peu plus décadent ! » Mais au fond, je relativise : peut-être que personne ne comprendra le suivant. (Rires.)

Entretien réalisé par David Ezan, le 27 janvier, en visioconférence.