Retour vers le foutur

Retour vers le futur de Robert Zemeckis

Retour vers le futur de Robert Zemeckis

« Ce genre de scène, où la mégapole moderne a quelque chose de la désolation des ruines antiques, la décrépitude en moins et l’extrême solitude en plus, distille -l’essence même du cinéma dans sa capacité à -enregistrer un temps qui s’est déjà enfui vers le passé. Les villes abandonnées de l’après cartographient la cinématogénie des ruines du présent. » C’est ainsi que se concluait un article sur les cités abandonnées, extrait du dossier « Filmer un territoire » (La Septième Obsession no 11, juillet-août 2017). Il y était question de L’ASSOCIÉ DU DIABLE (Taylor Hackford, 1997), de VANILLA SKY (Cameron Crowe, 2001), du bijou crépusculaire de Ranald MacDougall, LE MONDE, LA CHAIR ET LE DIABLE (1959), et du SURVIVANT (1971) de Boris Sagal, deuxième adaptation de Je suis une légende de Richard Matheson. On pourrait ajouter les deux autres films qui ont été tirés du célèbre roman, celui d’Ubaldo Ragona et Sidney Salkow (1964) et celui de Francis Lawrence (2007), mais aussi LA SOURIS QUI -RUGISSAIT (Jack Arnold, 1959), 28 JOURS PLUS TARD (Danny Boyle, 2002), SEULS TWO (Ramzy Bedia & Éric Judor, 2008), ou encore la première saison de THE WALKING DEAD (Frank Darabont, 2010) – entre autres. Le fait est que la ville abandonnée accroche la -pellicule comme nul autre décor. Elle a la gueule de nos cauchemars les plus troublants, suscitant le sentiment paroxystique d’une inquiétante étrangeté par le -dépeuplement des lieux que nous ne connaissons autrement qu’habités par la foule et traversés par toutes sortes d’activités. Ce décor est alors réduit à une « ville fantôme, car son cadastre y devient un cadavre géant dont les artères dépeuplées résonnent de toutes les nuances de la hantise. Contrairement à la maison abandonnée qui est fatalement hantée, la ville fantôme hante : elle obsède et possède celui qui la traverse. » Ville fantôme : c’est l’expression qui n’a cessé d’être utilisée dans les médias pour qualifier le stupéfiant spectacle de certaines des plus grandes cités du monde, à l’heure du confinement face au Covid-19. D’abord Wuhan, ville nouvelle toute de béton, qu’on aurait dit construite tout exprès pour un film de science-fiction apocalyptique, avec ses gratte-ciels en vigie de cauchemar. Et puis l’Europe, Venise-la-Morte, Milan réduite à une coquille abandonnée, Paris et ses parcs vides, Notre-Dame en avant-garde du délabrement, Londres sans ses bus à étage, New York sans embouteillages, San Francisco et ses rues en toboggan qui ne se précipitent plus que vers le désastre. Et partout des magasins fermés, des centres commerciaux flambant neufs mais béants comme un insondable gouffre aux chimères. Parfois, aux informations, on pouvait surprendre un livreur en vélo ou en scooter, ou un citadin promenant son chien – tout comme le héros du Dernier homme, le roman que Mary Shelley écrivit il y a bientôt deux cents ans et qui imagine une pandémie ravageant la surface du globe au xxie siècle (!) : le héros s’y retrouve à visiter, avec son compagnon canin, les ruines de Rome, une nouvelle fois ultime vestige de la civilisation. Et pour qui s’aventurait dehors pour une course ou une promenade devenue de première nécessité, c’était souvent l’occasion de marcher dans un rêve qui n’est pas rêvé, un film qui n’est pas projeté, un fantasme de la catastrophe si souvent annoncée et désormais réalisée.

En découvrant ce genre d’images à la télévision, sur Internet, in situ derrière leurs vitres ou en pleine et furtive exploration urbaine, nombreux ont été ceux à se rappeler les films qui en présageaient l’étrange spectacle. Mais justement, la différence tient à ce qu’il ne s’agissait plus, alors, d’un spectacle. Devant les films, le spectateur est mis face à une réalité qui lui est étrangère, extérieure, lointaine. C’est un autre monde, comme le sien, qui ouvre une brèche de compossibilité dans sa vie. Mais il ne vit pas le film, il n’y participe pas, il en est à la fois très proche et infiniment séparé. La crise du coronavirus a brouillé ce genre de frontière, pour nous mettre en contact avec ce qui n’était jusqu’alors qu’une fiction. Mais s’agit-il de films qui sont devenus réalité, ou de la réalité qui est devenue un film ? Notre époque aurait-elle décollé de son actualité pour rejoindre une quatrième dimension (une TWILIGHT ZONE) dont la seule frontière serait notre imagination – pour un voyage au bout des ténèbres, au pays de la peur, au tréfonds de nous-mêmes ? Le spectateur y devient acteur ; le décor, -environnement ; le drame, actualité. Nous faisons l’expérience grandeur nature d’une impression de déjà-vu : notre -situation nous rappelle quelque chose auquel nous avons déjà assisté. Elle nous dédouble dans l’instant suspendu d’une incrédulité : « J’ai déjà vu ça dans un film. »

Les villes abandonnées interviennent pratiquement toujours dans un récit d’anticipation : s’y étale le paysage de l’après, donnant un ancrage à ce moment que, par nature, nous ne pouvons pas vivre. La grande disruption à laquelle les cinéphiles ont pu être soumis est donc celle-ci : l’impression non seulement de revivre un film, mais un film détaché du présent, inscrit dans un futur où les jeux sont définitivement faits. S’impose l’image de ce que le cinéma a présenté tant de fois comme un avenir : la fin du présent, l’abolition de toute présence.

Si une grande partie de la population mondiale a été projetée dans un futur -cataclysmique, les autorités politiques, elles, entreprennent d’innombrables voyages dans le passé. On ne détaillera pas ici la faillite de certains gouvernements face à la crise. L’Angleterre, les États-Unis et la France n’ont brillé ni par leurs actions ni par leurs paroles. La saga des masques, sans réduire la crise à ce seul aspect, a du moins le mérite d’en être l’épisode le plus significatif. Dissimulation (« On a suffisamment de masques »), mensonges (« Ça ne sert à rien ») et mauvaise foi (« C’est très compliqué de s’en servir ») ont égrené les premiers moments de la pandémie. Et puis, bien plus tard, le masque s’est avéré nécessaire (un masque « grand public », mais tout de même), et les politiques d’en promettre très vite pour tout le monde et de souligner combien ils avaient défendu cette nécessité depuis le début. La blague fonctionne aussi avec des tests ou avec des lits de réanimation. Si bien qu’au fil des décisions incohérentes d’un gouvernement démissionnaire, plus occupé à soigner sa communication frappadingue qu’à élaborer une politique, il s’est avéré que la gestion de la crise n’était qu’une gestion de la pénurie. Ainsi, le pouvoir offrait l’image d’une disruption permanente entre les faits et la façon dont il les (ré)interprétait.

Ces discours révisionnistes, Emmanuel Macron en donnait l’expression synthétique en affirmant qu’« on se souviendra de ceux qui n’ont pas été à la hauteur »1. En un tour de rhétorique qui se fait aussi passe-passe, le président se mettait du même coup du côté de ceux qui, dans le passé, ont été à la hauteur, et qui, dans le futur, jugeront les autres. En brouillant les cartes du temps, Emmanuel Macron rejoue le Marty McFly de RETOUR VERS LE FUTUR (Robert Zemeckis, 1985) et construit une réalité parallèle à la nôtre.

À la différence que Marty McFly, lui, est un héros.

Nicolas Tellop