Tendresse

Lost Highway de David Lynch (1997)

Lost Highway de David Lynch (1997)

Ces derniers temps, une jolie expression revenait souvent à nos oreilles : « Il faut que nous soyons ensemble ». « Ensemble » signifie « solidarité », comme l’appelle de ses vœux le philosophe Edgar Morin. Mais envers qui, et comment ? Pour les éditeurs de presse, il s’agira, par exemple, de continuer à payer une contribution annuelle de 2,25 % sur notre chiffre d’affaires afin d’« aider » Presstalis, notre ancien distributeur, qui se refonde et change de nom pour devenir France Messagerie – on connait le subterfuge des changements d’appellation. On fait les poches à la presse indépendante, parce qu’il faudrait se solidariser avec les puissances financières (Le MondeLe Figaro, etc.) – c’est normal, il fallait y penser. Mais ce sont aussi des entreprises multinationales qui demandent la bouche en cœur à leurs salariés de produire encore plus et « d’offrir » (crise oblige) des jours de congés. C’est Renault qui accepte de relocaliser en France, au moment où l’entreprise automatise à vitesse grand V ses chaînes de production. C’est Airbus qui, malgré le soutien de l’État, annonce des licenciements par vagues d’ici l’été prochain. On vire les gens lâchement, et on s’étonne qu’ils descendent dans la rue crier leur désarroi ? Un peuple en colère est un peuple triste. Songeons à ce que disait récemment – au sujet de son pays – un patron d’entreprise indien sur Arte, dans l’émission 28 minutes, et qui résume bien la situation que nous vivons : « Nous voilà enfin débarrassés du droit du travail ! » Dans cette volonté assumée de casser de l’humain, et ce sans empathie aucune, on se demande comment on va finir. Les grands spécialistes zélés des finances s’accordent tous pour dire, comme culs et chemises, qu’il faut simplement penser à créer des emplois « qualifiés » pour remplacer ceux qui sont « non qualifiés ». Le Monde diplomatique, en mai dernier, dénonçait à juste titre cette formulation, en affirmant que les emplois non qualifiés n’existent pas, rappelant d’ailleurs que la plupart des grands patrons sont souvent passés par ces « emplois » qu’ils méprisent tant. Tout ceci met en exergue une cruauté sans fond – que l’on peut relier à la manière dont on a laissé au bord du précipice les marchands de journaux lyonnais et marseillais aux mois de mai et juin du fait de la faillite de Presstalis, sans que quiconque s’en soucie. Pour s’en sortir, il faut s’en remettre au collectif, à une prise de conscience de groupe. La poussée historique des Verts aux municipales est la preuve que les consciences sont en train de se transformer – que le monde se soulève face à ce désordre international qui craquèle nos esprits et nous plonge dans une détumescence féroce. Être ensemble, ce n’est donc pas faire les yeux doux d’un côté pour calmer les colères, et tuer les plus faibles quand ils ont le dos tourné. Non, être ensemble, c’est, comme dans Chicken Run (Nick Park & Peter Lord, 2000), s’unir, développer une intelligence commune, transmuter la douleur, s’envoler, s’enfuir et renvoyer les bourreaux à de misérables créatures insignifiantes.

Mais comment être ensemble quand tout est fait pour nous séparer ? Si les gestes barrières et les distances de sécurité relèvent du bon sens en tant de crise sanitaire, ils traduisent aussi in fine une peur intégrale de l’autre, une prudence dont on veut qu’elle devienne la norme. On l’a vu récemment dans les entrepôts Amazon : afin de faire respecter les distances de sécurité entre salariés, la firme a eu recours à un outil algorithmique de réalité augmentée, le « Distance Assistant », qui permet de vérifier si les employés font attention ou non – vert si les distances sont respectées, rouge si elles ne le sont pas. Il est quand même terrible de devoir en arriver là, de réduire le corps à peau de chagrin. Selon une logique triste à mourir, le fait de se voir « en vrai » ne serait plus essentiel. Les outils digitaux seraient de formidables relais de sociabilité. Alors que la solitude nous traumatise tous, il faudrait nous séparer encore plus. Le problème est que ces outils sont principalement conçus par des asociaux, qui ne voient pas bien en quoi la beauté de la chair effleurée peut avoir un impact sur notre psyché. Il faut clairement ne rien ressentir pour édicter de pareils fantasmes pour nos sociétés. La question est peut-être au fond, dans cette société du télé (télé-travail, télé-consultation, télé-enseignement, télé-chargement), de savoir ce que l’on fait de l’humain. Y croit-on encore à cette chair que certains imaginent déjà morte, dépassée, flétrie par les années et les siècles ? La cosmétique numérique est un mirage, c’est la gloire de l’éloignement et l’enterrement du sensible. Comme le rappelait la psychologue Pascale Molinier dans Libération, en mars : « Nous, humains, avons besoin de chair, de contact sensoriel, d’expressivité […] [L]e corps de l’autre nous est indispensable, cette main que l’on serre, ce visage qui se penche, cette voix qui taquine, nous ne pouvons nous en passer. » Ce n’est pas d’un plan économique ou social dont nous avons besoin, mais d’un plan humaniste. On nous vend un futur rempli de robots, mais il faut remettre en avant toute la puissance de feu de nos corps humains.

Ce numéro spécial sexe n’arrive donc pas par hasard, il souhaite prendre le contre-pied de la pensée scientiste dominante qui privilégie le jargon clinique à la chaleur de l’érotisme. Que nous disent les images sur nos sexualités – car elles sont heureusement plurielles de nos jours ? Ce qui compte, outre les cases asphyxiantes, c’est le respect de notre désir (universel), véritable privilège dans une époque qui voue un culte au contrôle de soi. Si la nouvelle génération a quelque chose à nous apprendre, c’est que le désir sexuel apparaît là où on ne l’attend pas nécessairement, qu’un homme peut aimer un homme et une femme de la même manière, et vice versa. Il n’y a pas de fatalité tant que le corps est notre boussole. Que nos palpitations, nos envies soient au cœur de notre cœur. Qu’elles soient le véhicule de nos agissements. 

Le sexe a toutefois connu un certain nombre de vicissitudes médiatiques ces dernières années, notamment à cause de prédateurs sexuels et de revendications – légitimes – de nombreuses femmes, victimes d’abus sexuels constants. Le sexe est devenu avec le temps synonyme de grossièreté, de repoussoir, de honte, mais il n’y a rien de sale à se laisser envahir par le désir et à partager, avec un autre corps, un plaisir qui restera une source vertigineuse de plénitude. Contrairement à toute l’imagerie pornographique contemporaine, qui cause d’ailleurs énormément de mal à de nombreux jeunes, faire l’amour revient à s’abandonner à la suavité de l’instant, il n’y a là aucune logique de soumission ou de performance. Sur presque cent pages, nous avons réuni les moments sexuels cinématographiques les plus généreux, où sperme, baise, jouissance se côtoient, pour en faire une sorte de cadavre exquis. Sans jamais toutefois perdre de vue que le geste originel est de donner envie, plus que jamais. D’ouvrir les pages, les feuilleter, les caresser, les sentir, avoir envie de faire l’amour, de toucher quelqu’un d’autre. Notre ambition finale ne doit pas être l’autosexualité, mais le partage. Le sexe est un dialogue, une communion, et non un exercice nécessairement égocentrique ou solitaire. C’est un oubli de soi, ou bien c’est un soi sublimé par l’autre. Un lâcher-prise face au self-control démoralisant ambiant.

Au-delà de son aspect physique et charnel, le sexe ouvre l’imaginaire, exacerbe notre fantasmatique, c’est un lieu exceptionnel de création et d’évasion. Le cinéma l’a prouvé à maintes reprises : lorsqu’on fait l’amour, on ose, on tente, on invente, on crée. Dans cette époque noire et profondément triste, le sexe nous permet de dévier de l’actualité refroidissante et mortifère. Il fait vibrer nos cœurs, nous décharge de la négativité qui contorsionne nos esprits, et nous rappelle combien nos corps peuvent être de véritables accélérateurs sensoriels. Le sexe nous aide à nous retrouver. L’existence nous sépare parfois de nous-mêmes et des autres, la solitude s’installe inlassablement. Le rapport sexuel – surtout s’il se conjugue avec l’amour – n’est plus dès lors un acte physique banal, mais une véritable réunification avec nous-même et avec le monde. Un mariage intérieur heureux à l’heure de la parcellisation encouragée de notre esprit. Un être morcelé n’a pas de conscience de sa puissance intérieure. Vivre est un métier, et le gémissement extatique de Patricia Arquette dans Lost Highway (David Lynch, 1997), en couverture de ce numéro, est un soulagement, une manière de rompre avec le quotidien, un doigt d’honneur aux pudibonds. Goethe écrivait qu’il « suffit d’être pénétré d’une véritable tendresse pour trouver tout le monde aimable ». À l’heure où l’on n’en peut plus, où notre épuisement est total face à la brutalité du réel, il devient évident que c’est de tendresse dont nous avons le plus besoin. Ce numéro s’en fait la promesse. Et voilà l’humain ramené à sa primitivité, un être vivant en quête d’une épaule sur laquelle se poser. Est-ce cela la différence entre « baiser » et « faire l’amour » ?

Thomas AÏDAN