Sous les pavés, la beauté

Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki

Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki

Le lecteur ne le sait pas forcément, mais ce numéro aurait pu ne pas voir le jour. Comme si le coronavirus ne -suffisait pas, le 24 avril dernier, notre distributeur, Presstalis, a déposé le bilan, après maintes restructurations improbables ces dernières décennies – et des arrangements entre puissants qui mériteraient d’être poursuivis en justice pour escroquerie. Nous étions faits prisonniers d’un navire qui fonçait à toute allure vers le redressement judiciaire, sans pouvoir trouver refuge chez le concurrent, MLP, puisque tous les transferts étaient gelés jusqu’à nouvel ordre. Le plan de redressement, qui nous engageait pour six ans, nous intimait de reverser nos créances auprès du nouveau « Presstalis » (dont la moitié aurait été à rembourser auprès de l’État : pure folie !). Pour quelle raison ? On nous rétorquait qu’il fallait être solidaire. Envers qui ? Les quotidiens, les grands groupes de presse, subventionnés allègrement par le contribuable et par leurs propriétaires richissimes. L’adage ne se dément décidément pas : les pauvres sont faits pour être pauvres, les riches pour être riches. La décision de l’Arcep, le régulateur de la presse, début mai, permettant aux éditeurs indépendants de fuir cette prise d’otage scandaleuse et mortifère, est intervenue parce que nous sommes nombreux à avoir uni nos forces, défendu nos entreprises, nos vies, nos créations. Ils s’imaginaient sûrement qu’on ne dirait rien, parce qu’il est de bon ton de nos jours de rester silencieux, de ne pas prendre position. Où sont les résistants ? Mis à part un article dans Le Monde, intitulé « Presstalis : la colère monte chez les petits éditeurs », le mutisme général des médias nous a laissés pantois. Personne pour prendre la parole et dire que ce qui nous était demandé (imposé) était irrespectueux, honteux, méprisant. Que c’était nous conduire tout droit à l’abattoir. C’est le drame de notre époque : voir le pire advenir, mais laisser faire. Les réseaux sociaux donnent l’illusion d’un contre-pouvoir, mais la dénonciation (s’offusquer est à la mode) s’ajoute à une autre, et rien ne reste tangiblement. Ce qui se joue – et l’heure est grave –, c’est l’indépendance de la pensée sacrifiée sous nos yeux, devenant la propriété de quelques riches fortunés, qui s’en servent pour montrer qu’ils contrôlent encore le monde quand celui-ci leur échappe. Jusqu’à quand seront-ils encore là, à nous écraser de leur paternalisme obstruant ? Combien de jeunes critiques, cinéastes, artistes réduisent leurs rêves à néant, car la haute société vieillissante ne veut pas d’eux ? Ces « boomers », ces vieilles générations, qui ont tout eu et qui veulent encore tout, nous laissent un héritage morbide, fruit de leurs excès les plus tonitruants, et continuent de faire en sorte que les vieux modes opératoires, les vielles pensées soient encore la norme (la preuve avec Presstalis et ses problématiques d’après-guerre). Cela nous cloue au sol et nous empêche d’avancer. On préfère écraser, effacer, passer sous silence, quitte à laisser mourir, plutôt que d’accompagner l’émergence. Nous sommes un caillou dans leur chaussure. Ils ne croient plus en la presse ? Qu’ils nous la laissent ! Ils ne croient plus dans le cinéma ? Qu’ils nous le laissent ! Ils ne veulent pas voir que le monde regorge de quantité -d’initiatives ? Qu’ils restent confinés.

Le moment que nous vivons est effarant. On ricane volontiers de Juliette Binoche et de ses théories complotistes sur Bill Gates, alors qu’elle a raison de mettre les pieds dans le plat, et on préfère fermer les yeux sur les incohérences de notre gouvernement. Qui parle de la 5G et ses dangereux corollaires pour la santé ? Qui met en garde contre la surconsommation des écrans par les plus jeunes ? Qui s’intéresse au sort des étudiants, maltraités par des réformes inconscientes ? Mais aussi à la malnutrition, qui affaiblit nos défenses immunitaires ? L’époque prospère dans la contradiction : on dénonce tout en se familiarisant avec la médiocrité. C’est d’un côté faire attention à ce que l’on ingère et en même temps consommer des drogues ; dire publiquement que l’écologie est un combat essentiel et s’envoler en jet privé pour le week-end ; aimer la culture et la fusiller en coupant les budgets ; applaudir à 20 heures les soignants en temps de crise et les ignorer le reste de l’année ; dire non au capitalisme et lui manger dans la main ; -vilipender les dérives du patronat et faire ses courses sur Amazon ; vouloir faire respecter les règles et ne pas les respecter soi-même (combien de bobos parisiens favorisés par la cour médiatique se sont vantés d’avoir rejoint leurs résidences secondaires en cours de confinement ?). Cette anorexie politique, cette schizophrénie intempestive, fait passer des vessies pour des lanternes. Mensonges, ambivalences excessives, coups bas, -individualisme(s), dieu que l’inspecteur Columbo nous manque ! Lui seul savait démasquer les bourgeois et les renvoyer à leur obséquieuse médiocrité. Avec sens du détail, humour, et patience. Tout l’inverse des journalistes, ces « managers de l’info », qui n’ont pas vraiment brillé par leur éloquence durant la crise. Ils furent plus souvent de simples passe-plats, au service du pouvoir, des perroquets -insipides. Il est terrible d’assister à une telle démission intellectuelle. Face à l’affaire « Presstalis », nous avons brandi en étendard : « Nous voulons être libres ! », c’est un message à valeur universelle. Nous voulions nous opposer fermement à ces branquignols qui piétinent nos libertés et scient bien la branche sur laquelle ils sont (pour eux, c’est simple : ils tombent, on tombe avec). Le vieux monde sous perfusion, et on s’arrange pour faire taire les rebelles. Nous ne voulons plus de ça.

Pour conjurer ce contexte d’enfer, nous avons imaginé un numéro qu’on espère beau et poétique, festif et entraînant, plein de ressources, pour -retrouver nos forces. Les salles sont peut-être fermées, mais les films sont partout, les esprits sont toujours là, avides de lire et de réfléchir. Nous devions être au rendez-vous. Nous avons besoin de la fiction, comme rempart aux agressions du réel. Pourquoi Hayao Miyazaki ? Il nous est apparu comme la figure -réparatrice par excellence en ces temps de crise, cela permet un réveil en douceur. Son œuvre est un mille-feuille de mystères galvanisant. Ses personnages, colorés et humanistes, sont des symboles lumineux, prodigieux, -courageux, qui nous font basculer dans le monde des Idées. Celui-là, précieux, ne peut être traversé que par les âmes curieuses, généreuses, altruistes, qui votent la plénitude de tous, au détriment du pouvoir. Et face à ce que nous vivons actuellement, il est légitime de rappeler combien l’œuvre de Miyazaki est en résonance totale avec l’actualité. Ce coffre-fort à vertus est un don du ciel – notre devoir est d’en prendre soin, de l’ouvrir délicatement, pas à pas. Ce que nous faisons dans ce numéro, en revisitant chacun de ses films, au calme, sans précipitation.

Faire une revue de cinéma, c’est redire tout notre attachement à l’Art, cet « océan d’amour », pour paraphraser Christophe, disparu en avril. L’Art rend joyeux, car il donne naissance. Chaque séquence, chaque plan, chaque visage filmé sont comme une fleur qui éclot. Le problème aujourd’hui, c’est qu’on ne veut pas que des choses naissent, on veut refaire ce qui a été fait, remettre en boucle le même disque (rayé). Une revue est donc un acte de foi, elle doit se désolidariser des axiomes ambiants. Nous ne faisons pas du prêt-à-porter, mais de la couture. Chaque numéro est le fruit d’un travail d’équipe. Nous n’empilons pas les textes, nous les posons soigneusement sur les pages -de papier. Comme l’écrivait Serge Daney au sujet des « plans de cinéma », les pages sont aussi des niveaux de conscience. Écrire, c’est être témoin du sublime qui court-circuite notre monde. C’est bâtir un espace pour les poètes. La période actuelle rappelle combien le propre de la presse est de tracer des chemins de traverse. Ce numéro est la preuve qu’avec de l’émotion et de la passion, on peut faire résonner les œuvres et les artistes, à l’infini. Le propre d’une revue de cinéma n’est pas (seulement) de dire ce qui sort, mais de créer l’émotion chez le lecteur et nourrir sa réflexion. On ne fait pas passer le temps, mais on essaie au contraire d’en créer. Ouvrez grand vos fenêtres, la main sur le cœur et l’esprit ouvert. Laissez résonner en vous la beauté du monde.

Thomas AÏDAN