Retour de Deauville 2020

 
The Nest de Sean Durkin.

The Nest de Sean Durkin.

Journal de Deauville 2020

par Jean-Sébastien Massart

Les drapeaux américains de l’hôtel Normandy-Barrière n’ont jamais paru aussi décoratifs et dérisoires que cette année à Deauville. Le festival, on le sait, a dû muter pour cette édition 2020, rapatriant une partie de la sélection cannoise pour s’offrir des tapis rouges de consolation (l'équipe d’ADN de Maiwenn, par exemple). Le sort réservé à Tenet de Nolan, diffusé dans une salle « normale » du Morny (le plus modeste des trois cinémas du festival) est à l’image de cette métamorphose exceptionnelle : en temps normal, Tenet aurait fait l’ouverture en grande pompe et servi de vitrine à l’ensemble de la sélection. Mais nous ne sommes plus en temps normal et pour nous le rappeler, les réalisateurs des films en compétition nous ont adressé au début de chaque séance de lointains messages, en mode Face Time, pour nous dire à quel point ils étaient désolés de ne pas pouvoir être parmi nous, dans cet « amazing film festival ».

Leurs films, dans l’ensemble, sont pourtant loin d'être « amazing » : aucun n'‘est franchement catastrophique mais ils forment plutôt un ensemble moyen et terne, d’où n'émergent seulement que deux films : The Nest de Sean Durkinet et First Cow de Kelly Reichardt. Il faut féliciter les divers jurys d’avoir préféré le premier au second et d’avoir ainsi mis en lumière le méconnu Sean Durkin (lequel avait déjà signé en 2011 le très réussi Martha Macy May Marlene). The Nest a d’abord les qualités d’un bon thriller, genre devenu tellement rare dans le cinéma US contemporain qu’on ne peut que se réjouir d’en voir enfin un bon – un très bon même. Dès le début, Durkin parvient à nous embarquer dans une intrigue finement tricotée autour du portrait d’un père de famille recomposée (Jude Law, absolument parfait), ancien courtier en manque d’argent n’osant pas avouer à sa femme qu’il est en train de sombrer financièrement. Cette faillite – au sens propre du terme – est le sujet du film, mais elle est moins traitée sous l’angle social (l’endettement, la perte de boulot) que psychologique : dans cette famille dépeinte au départ comme idéale, le manque de moyens ouvre un gouffre que Sean Durkin sonde par petites touches, sans jamais s’enfermer dans une trop grande maîtrise (voilà enfin un réalisateur en devenir qui ne se prend pas pour Kubrick). Dans ses meilleurs moments, The Nest entre en résonance avec de grandes affaires criminelles de chez nous (Jean-Claude Romand, Xavier Dupont de Ligonnès) : il dresse un très beau portrait de famille malade et  lorgne pour finir du côté du Cronenberg d’History of Violence. Une réussite totale.

Parti favori sur le papier, First Cow de Kelly Reichardt n’a récolté finalement qu’un Prix du Jury – ce qui paraît légèrement insuffisant au regard des vingt premières minutes du film, qui sont tout simplement sublimes. Ancré à la fois dans les débuts mythiques de la conquête de l’Ouest et dans des forêts qui rappellent les jungles envoûtées d'Apichaptpong Weerashetakul, le film est vraiment d’une beauté éblouissante. Mais il perd de son intensité dès que Kelly Reichardt doit s’atteler à un récit, ici classiquement amené par une rencontre entre un Blanc et un Chinois qui vont faire fructifier une petite entreprise de pâtisserie artisanale au milieu des chercheurs d'or. Comme souvent chez Reichardt, la narration cultive les temps morts, s’attache à des détails concrets (cueillir des mûres, traire une vache, faire cuire une madeleine dans de l’huile) qui situent le style de la cinéaste du côté des grands réalistes américains, pas très loin de Jack London ou de John Steinbeck. De ce strict point de vue First Cow confirme que Reichardt est une grande historienne de son pays, son film est d'ailleurs l'un des rares de la sélection à interroger les racines américaines, exhumant littéralement l'Histoire sous nos yeux (à l’image des deux squelettes humains qui sont déterrés au début du film). Mais c'est aussi par là que le bât blesse : comme d'autres auteurs de sa génération (notamment Todd Haynes), Reichardt a construit une partie de sa filmographie sur une relecture « progressiste » des genres classiques du cinéma : First Cow ressemble ainsi, comme La Dernière piste, à un post-western écrit dans l'état d'esprit d'un nouveau Nouvel Hollywood qui aurait pris acte des discours contemporains le genre et les minorités. Les belles fables « politiques » (comme celle de cette amitié sino-américaine) et le style très elliptique de Reichardt ne font pas forcément bon ménage, la rencontre des deux donne par moments l'impression d'être devant un Cimino light –le premier Cimino, celui du Canardeur. Ces réserves mises à part, First Cow se situe largement au-dessus de la mêlée – et méritait largement son prix.

A l’opposé, dans le fond de panier se trouve Uncle Frank d’Alan Ball, une comédie dramatique inexplicablement plébiscitée par le public – qui l'a élu meilleur film du festival. Réalisé par un vieux routier de la série (Alan Ball a scénarisé plusieurs épisodes de Six Feet underet True Blood), Uncle Frank est un exemple type de schizophrénie américaine : sous prétexte de combattre les préjugés, il dévoile un inconscient réactionnaire et pourrait presque être élu film de l'année par la rédaction de Valeurs actuelles. D’un côté – le plus sympathique, en apparence –  Alan Ball dresse le portrait d'un prof de littérature gay, Frank (incarné avec tout le raffinement attendu par Paul Bettany) qui doit retourner dans sa famille de ploucs homophobes pour enterrer son vieux père. Ressurgissent alors, sous forme de flashbacks, les souvenirs des premiers émois sexuels : premières étreintes, premiers baisers, jusqu'au jour où le père très traditionaliste de Frank le surprend avec un garçon et jette sur lui une malédiction quasi biblique (quelque chose comme : « tu iras sucer des bites en Enfer »). Ce trauma est à peu près tout ce que le film raconte, mais il ne le raconte pas de façon anodine : si Frank est désigné comme Uncle Frank, c'est parce que toute la narration est prise en charge par sa nièce, Beth, une jeune étudiante niaise qui regarde le monde à la manière d'Amélie Poulain : l'actrice qui l'incarne, toujours plus ou moins bouche bée, emprunte à l'héroïne de Jean-Pierre Jeunet un air toujours émerveillé proche de l’idiotie. Ce regard naïf a pour effet de dédramatiser l'histoire de Frank: rien n'est grave puisque sa nièce veille toujours sur lui comme une petite mascotte bienveillante. C'est par là que le film devient franchement antipathique : la petite Amélie Poulain américaine a en réalité deux fonctions bien précises : 1/ escamoter le sexuel (l'oncle Frank n'a pas davantage de vie sexuelle que sa nièce) ; 2/ régler tout ce qui fait problème par un sourire rassurant, ce qui nous vaut une séquence finale où Frank, qui a profité de l'enterrement de son père pour faire son coming out, s'entend dire par sa sœur que son coiffeur aussi est homo, puis par sa grand-tante qu'elle a connu dans sa jeunesse un prof de danse mexicaine qui était aussi « de la jaquette ». Profs de littérature, coiffeurs, danseurs : tous pédés, donc. Et Beth de sourire, comme si elle n'avait jamais passé un aussi beau moment en famille.

En quelle année sommes-nous ?     

Le palmarès : 

Grand prix du Jury : The Nest de Sean Durkin

Prix du Jury : First Cow de Kelly Reichardt ex æquo avec Lorelei de Sabrina Doyle

Prix Fondation Louis Roederer de la Révélation 2020The Nest de Sean Durkin

Prix Fondation Louis Roederer de la Mise en scène : The Assistant de Kitty Green

Prix d’Ornano-Valenti : Slalom de Charlène Favier

Prix du public de la Ville de Deauville : Uncle Franck d’Alan Ball

Prix de la Critique : The Nest de Sean Durkin

 

 

First Cow de Kelly Reichardt.

First Cow de Kelly Reichardt.