La salle de cinéma porno

 
Emmanuelle (1974) de Just Jaeckin.

Emmanuelle (1974) de Just Jaeckin.

En lien avec notre numéro spécial sexe, actuellement en kiosque et librairie, nous publions sur notre site, quelques compléments pour venir aiguiser un peu plus votre curiosité. Deuxième volet.

Last Exit to Purgatory

par Jérôme d’Estais

Furtifs attouchements dans le noir, seul ou à deux, parfois à plusieurs, exacerbation des sens, la salle de cinéma a toujours été le lieu de la projection du désir, de sa cristallisation, sur l’écran ou dans ses travées.

Souvent unique lieu de rencontre de la jeunesse, le samedi soir, la salle du village (LA DERNIÈRE SÉANCE, Peter Bogdanovich, 1971) ou le drive-in (GREASE, Randal Kleiser, 1978) ont longtemps servi de décor à la figure imposée, au cinéma, du premier baiser et du bourgeonnement des sens adolescents, des caresses honteuses de MES PETITES AMOUREUSES (Jean Eustache, 1974) devant PANDORA, à celle dite du « paquet de chips » de LA BOUM (Claude Pinoteau, 1980)qui fit jadis la gloire des cours de récréation, avant de connaître la consécration en étant littéralement répétée dans le DINER (1982)de Barry Levinson.

Dès le début du vingtième siècle, les salles de cinéma, prenant la relève de celles de spectacles ou de cafés-concerts, ont servi de lieu d’accueil aux ébats de couples en tous genres, voire à la prostitution. En 1974, en France, avec l’allègement de la censure et le succès des films érotiques (EMMANUELLE à l’affiche pendant près de dix-neuf années sur les Champs-Élysées), beaucoup se mettent à programmer des films pornographiques, parallèlement à un catalogue plus classique, certaines devenant même de véritables clubs échangistes, souvent à l’insu de leurs propriétaires ou des spectateurs, avant que l’arrivée de la vidéo et la flambée des prix de l’immobilier n’aient raison de beaucoup de cinémas de quartier et de la plupart des cinémas pornos – du Colorado au Bosphore, en passant par le Paris Ciné-Pix, surnommé le « Frotte-frotte » dans les années 1970 –, aussi bien clubs de rencontres pour homosexuels que refuges pour les toxicomanes et les marginaux, les « damnés » de la ville, pour reprendre le titre du passionnant ouvrage de Jacques Thorens, Le Brady, cinéma des damnés, conteur attendri et nostalgique de cette faune interlope croisée alors qu’il était, dans les années 2000, projectionniste au Brady racheté par un Mocky à peine surpris de débarquer au milieu d’un tournage porno dans son cinéma, loué pour l’occasion, sans qu’il en ait été lui-même averti.

Si le Beverley fut le dernier cinéma porno parisien à fermer ses portes il y a peu, c’est au Merri, fermé depuis de nombreuses années, que Jacques Nolot (déjà spectateur importunant sa jeune voisine ‒ Katerina Golubeva – ayant trouvé refuge par mégarde dans un décor semblable, dans J’AI PAS SOMMEIL,1994, de Claire Denis) plante le décor de LA CHATTE À DEUX TÊTES (2002, titre du film inventé pour l’occasion et projeté dans la salle). Un lieu unique et double, entre la salle et la caisse, tenue par une ouvreuse maternelle et éprise de l’artiste qu’il incarne, amoureux malheureux, pour sa part, du projectionniste (une histoire d’amour qui se terminera mieux dans MA VIE AVEC JAMES DEAN, 2017 de Dominique Choisy). Coulisses aux rites bien rodés, dans lesquelles on se prépare à changer de peau, de sexe ou de sexualité, avant que le rideau ne se lève sur le spectacle plus que sur le film, entrée des artistes devant laquelle on passe (spectateurs bientôt acteurs) ou fait des passes (prostitués et travestis), avant le refuge sombre, caressé par la caméra, où solitudes et corps rejetés peuvent enfin exulter dans des orgies libératrices et où chacun peut véritablement se dévoiler en se dépoilant, avant que le réel glauque et diurne de l’après-jouissance ne reprenne ses droits. Ce sera encore à l’entrée d’un cinéma porno que l’on quittera Nolot dans AVANT QUE J’OUBLIE (2007), dernier et sublime opus d’une filmographie hélas succincte, dans la peau de son nouvel alter ego, travesti pour l’occasion et finalement prêt à franchir le pas aux bras de son gigolo, au sein d’un lieu symbolisant autant sa vie (le cinéma) que sa vraie maison (la salle de cinéma porno).

Chatte à deux têtes encore que ces deux ouvreuses de SIMONE BARBÈS OU LA VERTU (Marie-Claude Treilhou, 1980), film culte produit par Diagonale, la société créée par Paul Vecchiali, un des premiers et rares cinéastes à avoir osé intégrer des scènes pornos à un récit de fiction « traditionnel » (CHANGE PAS DE MAIN, 1975). C’est cette fois dans un cinéma de Montparnasse que Simone et sa collègue officient, répétant les mêmes gestes, chorégraphies sur le fil qu’accompagnent les travellings du film, encore guides somnambuliques et confidentes titi-parisiennes de ces messieurs, avant de se transformer en noctambules amoureuses des femmes, entre battements de portes et bâillements, pendant que les gémissements qui s’échappent de la salle, dans laquelle on ne pénètrera jamais, se mêlent aux pleurs de tous les déclassés de la nuit, qu’on n’entendra pas.

Mécanisation et dés-érotisation du sexe encore, cette fois aux Philippines, quand le projectionniste place la bobine du film porno du jour, pendant que son frère nettoie les restes de la débauche de la veille dans SERBIS (Brillante Mendoza, 2008), huis clos circonscrit aux paramètres du Family, vieux cinéma projetant des films pornos. Lieu de passe aussi, où mineurs et travestis proposent leurs « services-serbis » et tenu autant qu’habité par quatre générations d’une même famille, de la doyenne maudissant ce fardeau à gérer, à sa fille tentée, à l’inverse, de ressembler aux prostituées qu’elle côtoie. Un rituel, encore, et un quotidien familial qui s’entremêlent au rythme des passes et des fellations non simulées, entre la salle, l’escalier vers les abysses et les couloirs labyrinthiques du lieu que parcourt le plus jeune de la famille à tricycle, transformant soudain le cinéma en hôtel Overlook. Il faut dire qu’ici aussi, les espaces sont poreux (travail et famille, sexe et amour, libido et religion), que derrière chaque porte se cachent des corps, vivants ou déjà morts, que les âmes errantes qui se fondent dans le décor – parfois laides, parfois belles – s’agitent et hurlent, pendant que la mort et le chaos menacent, dans un mouvement de désintégration (la pellicule du film qui prend feu à la fin) qui épouse celui d’un pays, dans lequel pornographie et prostitution sont autant sources de revenus que de honte,autant mamelles que menace pour ses fondements etqu’il faut donc cacher, dans le noir de la salle, surtout quand celle-ci est implantée au cœur de la cité (les bruits extérieurs qui saturent la bande-son le rappellent sans cesse).

Et pourtant, entre Paradis et Enfer, et si la salle de cinéma porno était ce pré-Purgatoire, dernier lieu de vie, dans lequel chacun pouvait encore choisir de faire partie du film ou se contenter de regarder celui sur l’écran, ultime palier avant de pénétrer dans celle du prologue de HOLY MOTORS (Leos Carax, 2012), où le spectateur figé, mort, regarde désormais le film et le monde sans plus vouloir ni pouvoir y participer ?

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