En direct de la Mostra de Venise 2022

par David Ezan

The Kingdom : Exodus de Lars von Trier

Le niveau de cette Mostra a de quoi relever celui du Festival de Cannes, qu’on jugeait un brin morose en mai dernier ; c’est peu de choses en comparaison d’une édition particulièrement petite, qui n’a pour l’heure de flamboyante que ses plages et ses cocktails en terrasse. Ces mots sont écrits avec une sincère amertume, qui est d’abord celle d’un spectateur avide d’émotions. Or il faut le rappeler : l’émotion est incompatible avec le calcul, le calibrage, le superficiel. Elle se nourrit de l’authenticité d’un regard, du génie créatif d’une vision, d’un sursaut qui ébranle la monotonie.

Dans le genre, notre arrivée a pourtant démarré sur les chapeaux de roue avec la présentation de la série The Kingdom : Exodus signée Lars von Trier. Thématiquement et esthétiquement proche du Twin Peaks : The Return de David Lynch (2017), cette saison en 4 épisodes revenait 25 ans après sur les lieux de L’Hôpital et ses fantômes (1994-1997), une série loufoque qui confrontait le pragmatisme du personnel hospitalier à des événements surnaturels. Mais aussi démentiel ce « come-back » soit-il, avec son esprit ludique et son récit à tiroirs sur fond de psychédélisme, on ne pouvait s’empêcher d’être affecté par un sentiment de déjà-vu. Déjà vu le principe nostalgique au cœur du projet ; déjà vus ces personnages qu’il s’efforce de ressusciter avec d’autres acteurs ; déjà vus les doppelgängers et autres chouettes empruntés à Twin Peaks. L’instant le plus bouleversant de cette projection se situait en fait hors du film, dans la figure de Lars von Trier s’adressant au public depuis son bureau ; fatigué, amaigri, tremblotant sous les effets de Parkinson, il semblait venir là pour inaugurer un festival crépusculaire.

Bones & All de Luca Guadagnino

Il faut dire que les fameuses « nouvelles du monde » n’ont pas de quoi faire sourire. Du point de vue des États-Unis en particulier, pays surreprésenté à Venise et dont les films sont pour l’instant centrés sur la dégénérescence : celle des jeunes cannibales du Bones & All de Luca Guadagnino, qui affrontent leur anxiété sociale et sentimentale par le sang ; celle des opiacés (médicaments addictifs à l’origine de milliers d’overdoses aux USA) farouchement combattus par la photographe Nan Goldin dans le beau documentaire All the Beauty and the Bloodshed de Laura Poitras ; celle de l’obésité morbide filmée sans fard par Darren Aronofsky dans The Whale, un mal devenu commun en Amérique du Nord. Les corps américains sont pour ainsi dire malades ; ou plutôt rendus malades par une société qu’on sait profondément injuste, larvée dans une profonde insécurité sociale, sans aucun accès aux soins pour les plus modestes. Les ados de Bones & All, tout comme le Charlie de The Whale, connaissent ainsi la même sentence : une relégation aux marges du monde. Dans le nouveau film – très attendu – de Darren Aronofsky, cela se traduit concrètement par une forme d’inertie ; condamné, Charlie condamne aussi le film à une boucle infernale entre les quatre murs d’un appartement.

Entre les produits Netflix surcalibrés (Don’t Worry Darling), les produits Netflix de cinéastes nombrilistes à qui l’on donne tout (Bardo) et les caricatures auteuristes à l’insipidité suicidaire (Monica), deux sursauts de cinéma ont comme pris en otage la sélection. En premier lieu Master Gardener de Paul Schrader, nouvel opus du plus grand des outsiders américains et dont la structure évoque le déjà très réussi The Card Counter. On ne se lasse pas de la nouvelle forme du cinéaste, aussi pure que le cinéma de Robert Bresson, évidée jusqu’à l’os mais toujours excitante dans sa minutie. Les plus belles scènes de cette Mostra se logent à l’intérieur, lovées dans l’obscurité des plans et les tatouages de Joel Edgerton. Changement de décor : on citera enfin le surprenant Athena de Romain Gavras qui, comme son titre l’indique, est un véritable champ de bataille épique en pleine banlieue parisienne. Belle idée que d’avoir repris les codes esthétiques du film de guerre pour dénoncer l’absurdité d’une situation : celle qui oppose la jeunesse des quartiers, en colère contre les violences et la relégation dont elle est victime, à une police incapable de dialogue et donc impuissante. Prochainement disponible sur Netflix, le film devrait donc susciter de lourds débats au sein de la nouvelle génération ; on ne peut que s’en réjouir, tant il s’agit d’un objet – voire d’un ovni – à la mise en scène étrangement cohérente et à la vraie force de subversion.