JOE DANTE ET L'INCARNATION DU CINÉMA

À propos du livre Pleins feux sur les Gremlins - Pour une vision rapprochée du cinéma de Joe Dante par Pierre-Gilles Pélissier

par Vincent Barrot

 
 

L’auteur des Gremlins vient d’avoir 80 ans ! Un événement pour les admirateurs du cinéaste dont l’œuvre ne cesse de hanter notre époque résolument dantesque. Et l’occasion rêvée de se plonger dans la littérature critique récente, consacrée à ce cinéaste et plus précisément dans le livre de Pierre-Gilles Pélissier, Plein feux sur les Gremlins - Pour une vision rapprochée du cinéma de Joe Dante.

Un livre qui déborde d’énergie sur une œuvre-miroir

Le livre de Pierre-Gilles Pélissier propose une véritable aventure intérieure dans le corps des films de cet auteur majeur dont l’originalité est de faire le pont entre cinéma de divertissement, histoire du cinéma et pensée du cinéma. Un livre-somme qui vient prolonger trois autres excellents ouvrages consacrés à une œuvre jouissive et réflexive. Le cinéma de Joe Dante, il faut en parler au présent car il a toujours été en avance sur son temps et il met en lumière notre époque trumpiste où le « fake » est devenu la norme, dans un grand renversement carnavalesque et un miroir déformant. Les Gremlins semblent être partout, dans l’actualité, de même que siègent partout les hypocrites dans la version de Tartuffe (1925) de Murnau.

Comment ne pas penser aux Gremlins, quand quelque chose tourne mal ? Le nom-même de Gremlins tire son origine de l’idée de dysfonctionnement au sein des appareils de la Royal Air Force, dû à de petits êtres maléfiques qui gripperaient la machine. Il faut comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là (las?). Et surtout sortir d’un état de spectateur cinévore, passif et léthargique devant une accumulation d’images qui confine à l’amnésie et qui la renforce, chaque jour ? Il suffirait peut-être que chacun d’entre nous redevienne un vrai spectateur de cinéma, actif, qui regarderait à deux fois, chaque plan des Gremlins ! Hypothèse avancée par Pélissier, l’auteur de cet essai cinématographique survitaminé, qui nous invite donc à nous rapprocher de deux films à succès, digérant, dans son propos, l’ère Reagan et annonçant Trump : retour à l’ère du consumérisme le plus débridé, au « Make America Great Again » dont on entend la sempiternelle ritournelle, aujourd’hui, aux Etats-désunis.  Le critique et le cinéaste nous demandent un double travail de réflexion (Gremlins 1 et 2 se font écho, en permanence) et d’approfondir l’expérience jubilatoire de la vision de ces deux films, en éclairant les correspondances avec l’histoire du cinéma et en découvrant les résonances multiples avec les autres œuvres de l’auteur de L’Aventure intérieure (Innerspace, 1987). Lectures passionnante et perspectives inédites qui vont jusqu’au cœur de l’œuvre et même jusqu’à l’os.

De manière généreuse et originale, Pélissier nous propose ainsi plusieurs analyses « plan par plan » de Gremlins 1 puis Gremlins 2, appuyées par de nombreux photogrammes, qu’il prolonge par une exploration et une analyse d’autres films de Joe Dante, mal vus ou moins connus. C’est notamment le cas de The Hole (2009), projeté à la Cinémathèque française dans le cadre du ciné-club de Jean Douchet, mais peu vu parce que n’ayant jamais bénéficié d’une sortie en salle. Il s’agit pourtant d’une leçon de montage, d’un grand film vertigineux, qu’il serait urgent de redécouvrir. Ajoutons également la part de l’essai consacrée à la dystopie The Screwfly Solution (2005) où les hommes cherchent à se débarrasser définitivement des femmes (un cauchemar qui bien sûr, n’a à voir avec aucune réalité, d’hier comme d’aujourd’hui…). Autre exemple de prophéties de Joe Dante : The Second Civil War (1997) qui semble résumer la guerre des médias actuels quand ceux-ci tournent mal et annoncer voire filmer en avance l’assaut du Capitole de 2021. Dans Gremlins 2, la nouvelle génération (1990), les Gremlins « dégénérés » occupent un équivalent d’une Trump Tower : la haute technologie et la machine à décerveler n’ont plus de limites. Depuis le déferlement de l’argent-roi dans les années Reagan, les vers que sont les Gremlins étaient déjà dans le fruit et Dante s’amuse à les placer symboliquement au cœur de la Grosse Pomme, ce surnom qu’on donne à New-York.

Cet essai fourmille de jeux de mot et l’acuité et la précision des analyses font l’effet d’un drone cinéphile omniscient qui mettrait au courant le lecteur, l’électriserait à chaque page, pour remettre en mouvement sa pensée et lui redonner de l’énergie. Et l’envie d’aller à son tour y voir de plus près.

Joe Dante est un cinéaste de la parodie, de la citation qui établit un lien étroit avec l’histoire du cinéma tout en étant un visionnaire : revoir ses films, c’est mieux comprendre notre époque nous suggère Pélissier.

Du spectateur glouton au spectateur-sentinelle-voyant-éclaireur.

L’auteur des Gremlins est le réalisateur-cinéphile par excellence, appartenant à la catégorie des « Movie Brats », et tout son travail est tourné vers l’expérience du spectateur, si fondatrice pour le jeune Joe, cinéphile des années 1950. Entendant le cinéma comme un art de la projection, ses images se réfléchissent sur l’écran et font réfléchir. Il y a une distance entre l’écran et les spectateurs qui favorise la distance critique. Nous ne sommes donc pas collés à l’écran et l’espace de réflexion fait partie du dispositif du cinéma. Il incombe alors aux spectateurs de réfléchir aux images plutôt que les subir de manière passive. Et c’est bien la question soulevée par cet essai : comment reprendre du pouvoir sur cette avalanche d’images détournées et souvent immondes et proposer une autre vision, une alternative critique pour s’en libérer ?

Les personnages des Gremlins, dans leur version négative, sont le fruit gâté de ceux qui ne veulent pas voir et qui entretiennent un système capitaliste de la pure consommation, de l’auto-dévoration, l’autodestruction. Postulat de Joe Dante, à la source de nombre de ses films.

À ce titre, le passionnant historien Michel Pastoureau se régalerait des analyses chromatiques de Pélissier. Le vert des Gremlins, c’est à la fois la nature dévorée, les déjections d’un système, la métaphore de la prolifération du billet vert (les Gremlins seraient des analogons du dollar, selon Pélissier). N’oublions pas que le jeune personnage principal des Gremlins, Billy, est un employé de banque qui deviendra lanceur d’alerte. Son père est un inventeur dont les bricolages n’apportent que des catastrophes. Quant à Mrs Deagle, propriétaire inflexible et figure locale du capitalisme et de l’usure, elle ne voit rien venir, engluée qu’elle est dans l’égoïsme, l’accaparement, la domination et le monopole.

Pélissier voit dans la franchise Gremlins la nature paradoxale des thèses de l’économiste Schumpeter et « la destruction créatrice du capitalisme ». Oui, les Gremlins ont aussi leur côté créateur : ils nous singent, ils parodient les films, ils mettent tout sens-dessus-dessous ! Ce sont des spectateurs « bouffeurs de pop corn », des cinéphages (on peut les rencontrer, hélas, dans certains cinémas, plus commerciaux..., et ce sont aussi les rois des nuisances sonores dans les moments d’émotion, rien ne les gêne surtout pas de gêner les autres !). Les Gremlins négatifs passent par tous les stades définis par Freud : oral, anal, du miroir. Ils nous ressemblent donc aussi dans nos plus mauvais penchants. Ils nous résument et synthétisent le monde, quand celui-ci semble mal tourner. Nous assistons alors à la version dévoyée d’une humanité monstrueuse qui détruit son environnement.

Le passionné de cinéma, selon Pélissier est l’inverse du « bouffeur de pop corn » ou de films qui ingurgite autant qu’ils oublie les films vus. Il fait des choix, hiérarchise, nuance...

Le livre de Pélissier montre l’infini des Gremlins, l’interprète comme une sorte de mouvement perpétuel (imitation, duplication, miroirs...). Nous y sommes avec l’IA et les réseaux sociaux qui sont à l’image de cette gangrène de la réalité fake et ce qu’elle défèque à longueur de journée.

Pélissier reprend ainsi la figure du voyant théorisée par Deleuze pour que le spectateur d’une œuvre d’art « voit la possibilité d’autre chose ». Cet envers du monde, ce monde à l’envers, tout le cinéma de Joe Dante le dissèque, le met en lumière. Admirateur de la série de Rod Serling, The Twillight Zone, Joe Dante nous prévient de ce « qui pourrait arriver ».  Sous le vernis du divertissement, du pur plaisir de l’imaginaire, il analyse en profondeur ce qui fait notre actualité : la destruction de l’environnement, Piranhas (1978), le monstrueux dans l’intime ou le quotidien, The Hole (1986), la fabrique de la guerre médiatique, The Second civil War (1997), la fabrique de l’enfant-soldat Small Soldier (1998), le virus et le féminicide : The Screwfly solution (2005).

Pleins Feux sur les Gremlins est un livre totalisant sur une œuvre-monde. Un livre de cinéma a pour vocation d’apprendre à voir un plan et ses correspondances, sa matrice, sa capacité à englober passé et présent, à porter en germe le futur (comme un cocon d’où sortent les Gremlins), d’apprendre à mieux écouter et mieux voir. Cette ambition fait écho au très beau livre de Jean-Baptiste Thoret, Back to the Bone (dont Pierre-Gilles Pélissier a été l’auditeur assidu et a suivi les cours, le cinéma tire sa grandeur dans la transmission) sur John Carpenter et le personnage carpenterien de « la Sentinelle » qui, au bord du gouffre, tente d’alerter ou de prévenir les autres, d’ouvrir les yeux, d’être encore au monde, encore humain, avant de tourner mal(voyant), comme les personnages de Body Snatchers (1956) de Don Siegel. 

Apprendre à écouter, apprendre à voir, c’est le credo du cinéphile que l’œuvre de Joe Dante aura mis en scène. Bien loin d’une expérience de cinéphage cannibale-glouton, dévoratrice de films mais plutôt un tremplin vers une écoute, une vision du monde et une émancipation du spectateur.

 
 

Le corps cinématographique des Gremlins

Les Gremlins, à la peau crénelée, sont des équivalents de la pellicule, ils semblent condenser tout le cinéma :

« Enregistrement (les images qu’ils regardent comme des magnétoscopes), montage et démontage (ils les recombinent et les fondent, les incorporent, effectuent coupes et recoupe(ments)), reproduction, diffusion et projections multiples. Tout en un. Ils synthétisent le cinéma dans sa totalité. Véritables vidéothèques ambulantes ou cinémathèques sur pattes, ils en connaissent les moindres aspects et s’amusent à jouer avec les films qui recèlent et avec tous les ressorts de la mise en scène. À la fois acteurs et spectateurs (de films avec Clark Gable, de Don Siegel ou de Disney) et metteurs en scène. C’est pourquoi le film Les Gremlins, qui fonctionne de la même manière que les bestioles qu’il met en scène, apparaît à son tour et à son niveau, et à l’instar de son réalisateur, comme intégralement nourri d’une masse de références cinématographiques qu’il cite, incorpore, reproduit, dégrade et détourne allègrement. »

Notamment La Vie est belle de Franck Capra et les films de Steven Spielberg !

Pélissier entre dans le corps des films de Joe Dante, comme le personnage de L’Aventure intérieure, (Innerspace, 1986) (réécriture hilarante du Voyage fantastique (1966) de Richard Fleischer) explorait le corps humain.

Les Gremlins sont des révélateurs qui craignent l’eau et qui, comme l’image cinématographique, sortent d’un bain émulsif, naissent comme des images de cinéma. Confinés dans un cocon, ils semblent naître, en trouant une toile, plus exactement, en crevant l’écran.

Leurs corps-cinéma jouent par enveloppement mutuel ou rétroactif, si bien que si l’on les retrouve à plusieurs reprises « cachés dans le cinéma », c’est aussi plus souvent le cinéma qui est « caché en eux », via tous les films qu’ils imitent. Parasites, ils représentent le septième art dans sa forme pervertie et décadente. Ce sont des spectateurs qui transforment le cinéma en fast-food, qui parodient les films (Blanche-Neige et les Sept nains (1937) ou Flashdance (1983)). Ils se projettent dans nos propres créations, ils nous singent et nous raillent et parodient les figures du cinéma. Ils sont capables de reproduire le processus de création cinématographique : ils découpent, montent, remontent des versions altérées. Ils viennent parfois gripper la machine-cinéma, voire perturber les techniciens. Au détour d’un paragraphe, Pélissier émet cette hypothèse infernale, pour la scène où les Gremlins chantonnent leur propre thème, partition à la main : « les Gremlins sont simplement allés piquer les partitions de Jerry Goldsmith en salle d’enregistrement et sont revenus dans le film, pour en livrer leur propre version parodique, redoublée et dégradée, dissonante et grinçante. Soit exactement la même chose que les Gremlins font avec les films qu’ils citent, à la plus grande joie des cinéphiles : ils les dérèglent ».

Le Gremlin-spectateur est aussi vu comme un corps-monstrueux-cinéphile qui consommerait des films jusqu’à plus soif, comme la bière dans le 1 et la glace dans le 2, en ferait l’ingestion jusqu’à l’indigestion. Une tendance cinéphage qu’a connue à un moment tout cinéphile. Ce sont bien des êtres-miroirs, autour desquels peuvent s’unir les cinéphiles de tous les pays.

De manière moins négative, Pélissier nous persuade qu’il y a un cœur du spectateur qui palpite, qui a peur, qui vit, le temps de la projection et qui se révèle, prend conscience, critique les images et s’en libère.

Il développe également cette idée renversante : Gremlins 2 serait un Gremlins au carré, des Gremlins ne singeant plus Capra mais s’attaquant à Gremlins pour le parodier, où les vert démons démonteraient le premier Gremlins pour le remonter, tout en montant en puissance ! Ce qui incite le spectateur non pas à voir un film mais deux films en un, en même temps, voire plusieurs, en condensé (tout en un !) en notant toutes les correspondances avec les autres films de Joe Dante. Car ce cinéaste conçoit des films gigognes où tout circule, correspond, se reflète, se projette. Repérer ces éléments nécessite un effort mais n’est-ce pas la vocation même du grand écran que d’agrandir, d’élargir les perceptions, d’approfondir la compréhension ?

Les Gremlins retournent tout et remontent le film qu’on vient de voir. Une petite cité tranquille est dérégulée par le capitalisme qui agit comme un parasite et qui sème le chaos.

Pélissier tente même de démontrer que plusieurs autres films de Dante ont été affectés par des Gremlins, comme des parasites qui auraient circulé dans toute la filmographie de Dante, ou un principe actif qui aurait contribué à en pervertir le déroulé. Et les exemples abondent.

La vision rapprochée de Pélissier s’élargit ainsi jusqu’au cœur des autres films de Dante. Dans Matinee (1993) hommage aux cinémas des années 1950 et à sa fonction cathartique, les personnages-monstrueux du film projeté, métaphore de la paranoïa de la guerre froide, sortent de l’écran et heureusement, les spectateurs passifs redeviennent actifs ou solidaires.

Les personnages-jouets de Small Soldiers (1998) sont les projections miniatures d’un monde militariste sur les enfants. Encore un film qui fait écho à l’explosion des ventes d’armes aujourd’hui. 

Tout est cinéma dans les corps dantesques et comme le « passé ne passe pas », les films de Joe Dante brûlent d’actualité. Et si le prix Nobel de la paix était un Gremlin ? Et si le père Noël était un Gremlin ? 

Le livre de Pierre-Gilles Pélissier, publié par Publishroom, est disponible à la commande dans de nombreuses librairies et sur le catalogue de grandes enseignes (Cultura, Decitre, Fnac, etc.).

THOMAS AIDAN