CONANN de Bertrand Mandico

J’ai mangé le cœur de ma mère et je tremble de haine

par Stéphane du Mesnildot

Conann de Bertrand Mandico.

Conann ne fera pas que dévorer sa génitrice, elle se tuera elle-même de génération en génération, devenant à chaque fois plus dure et inhumaine. Elle traverse les âges préhistoriques, guerres de clans et villages ravagés, les génocides du XXe siècle et s’offrent elle-même en festin à ses héritières, influenceuses et artistes cannibales contemporaines. Celles-ci sont assez bêtes pour croire qu’elles incorporent sa puissance, mais c’est encore Conann qui se repait d’elles. Sa destinée n’est pas arrivée à son terme et la reine barbare doit accomplir une dernière profanation pour parachever son rêve de fer : après avoir tué sa jeunesse, elle doit aussi liquider sa vieillesse, où persistait encore une faible lueur d’humanité.

Est-ce à dire que l’utopie des Garçons sauvages d’un avenir sorcière et de la communauté de femmes d’After Blue, remontant des entrailles de la terre, se solderaient par un échec ? Il faut plutôt reprendre à rebours l’épopée de Conann et revenir là où tout a débuté : à la jeune fille, témoin du martyre de sa mère, et obligée pour survivre et accomplir sa vengeance de lui dévorer le cœur. Il ne faut donc pas confondre la cause et la finalité. C’est d’abord du noircissement de l’innocence dont nous parle Bertrand Mandico : le piège tendu à une jeunesse devant se soumettre à la loi du talion – quelle que soit la justesse de son combat – pour espérer survivre. Cette corruption peut prendre la forme infantile et cruelle  d’une instagrameuse adolescente prête à tout pour voir augmenter le nombre de ses likes. Conann est encore autre chose mais au fond la même chose puisqu’elle incarne la fatalité qui pèse désormais sur les images.

Dans Labyrinth of Cinema (2019) son dernier film, tourné en phase de cancer terminale, Nobuhiko Obayashi dévoilait que la jeune fille magique au cœur de toute son œuvre, qu’il fallait à tout prix préserver, et pour laquelle ses personnages traversaient les films et le temps, n’était autre que le cinéma lui-même. Conann, c’est elle-aussi le cinéma, mais qui n’en finit pas de tuer ses précédentes incarnations pour se diriger vers sa fin : les productions de l’intelligence artificielle, Moloch fou qui dévore toutes les images pour les régurgiter sous une forme grimaçante, vomitive et publicitaire. La créature qui suit à la trace Conann à travers les siècles, est une chienne de l’enfer en blouson de cuir, nommée Rainer, sa biographe et âme damnée, sournoise et amoureuse. Avec son appareil photo documentant tous les âges de sa maîtresse, Rainer est notre guide dans cet autre labyrinthe de cinéma. Il porte le prénom de Fassbinder qui avec Le secret de Veronika Voss faisait également le portrait d’une damnée, ayant succombé à la tentation de temps barbares et droguée aux images de sa propre gloire. Sœur de celle de Veronika Voss, la photo de Conann, entre ténèbres pâles et scintillements d’étoiles mortes, au grain vivant, et à l’optique pleine d’humeurs, de flous, d’éblouissements et d’aveuglement, aucune cybernétique ne pourra jamais la reproduire.

L’affiche de Conann de Bertrand Mandico, en salles le 29 novembre (UFO DISTRIBUTION).