Revoir la décennie

Under the Skin de Jonathan Glazer

Under the Skin de Jonathan Glazer

U NDER THE SKIN, meilleur film des années 2010 ? La rédaction en a décidé ainsi. Le film de Jonathan Glazer reste un sommet indépassable, une forme abstraite, prodigieuse, moderne, particulièrement mémorable. La plus sidérante bande-son de la décennie (signée Mica Levi) n’est pas étrangère à ce succès sans pareil : le thème « Love » porte le même nom qu’une autre grande musique de film, celle de MULHOLLAND DRIVE (2001) de David Lynch (le grand film hybride des années 2000), le jumeau caché de UNDER THE SKIN. L’histoire de deux héroïnes, en plein « apprentissage », qui voulaient vivre éperdument et se détacher des tronçons de l’existence, mais ont fini par en « perdre leur peau » et se dématérialiser complètement. Elles auraient voulu « aimer », mais n’ont pas pu : est-ce la pire des punitions que de condamner un être humain au néant ? UNDER THE SKIN est une splendeur de tous les instants, mais c’est aussi le film qui décrit le mieux ces dix années qui viennent de s’écouler. Avec cette fable fiévreuse, électrisante, nous sommes face à un cinéma mutant, qui, comme HOLY MOTORS (2012) de Leos Carax, nous expose à un déluge d’interrogations et de dérèglements : que signifie le scénario ? Où vont les personnages ? D’où vient cette femme ? Pourquoi invite-t-elle ces hommes à la suivre dans un magma obscur et visqueux ? Si un film n’entraîne pas son lot de questions, alors il n’a aucune existence propre. Il faut prendre conscience que les chefs-d’œuvre sont « chefs » (des chefs de file) parce qu’ils sont toujours à l’avant-garde. Comme le dit Edgar Morin, « tout ce qui ne se régénère pas dégénère », alors il faut avancer, transformer, quitte à heurter et tromper nos habitudes. Au revoir donc à cette décennie, qui aura vu se rencontrer des formes complexes et singulières et qui aura su « régénérer » le cinéma. Dans « Au revoir », il reste toujours la promesse que l’on va « revoir », que les films seront revus. Les œuvres construisent du temps et alimentent en permanence un imaginaire commun. Une fois que le « présent » laisse sa place, les films sont pris dans une histoire dont nous sommes les témoins privilégiés. Ils appartiennent désormais à un « tout », ce ne sont plus des morceaux épars alimentant l’actualité. Le travail de la critique est de détricoter ce que nous venons de voir, de ramasser les « morceaux » et de créer des logiques d’ensemble. Revoir les films (ou les séries) comme on reverrait un tableau, ou relirait un livre ? La musique se réécoute à l’envi, pourquoi le cinéma n’aurait-il pas droit à cet honneur ? Ce numéro est l’occasion de prendre des nouvelles des films, de retrouver ce bonheur d’aimer à nouveau. Jean Douchet est l’auteur de cet ouvrage magnifique au sujet de la critique, L’Art d’aimer. Dans THE TREE OF LIFE (2011) de Terrence Malick, la voix off de Jessica Chastain susurre : « The only way to be happy is to love. » Voilà une maxime à garder près de soi.

Thomas AÏDAN