PENSER CONFINÉ 2/5 — L’AVION DE L’APOCALYPSE

Par Nicolas Tellop

Illustration de Marthe Pequignot.

Illustration de Marthe Pequignot.

De l’avis général, L’Avion de l’apocalypse est un nanar, et Umberto Lenzi un tâcheron. Il faut dire que l’individu enchaîne les films à un rythme frénétique qui ne laisse guère de temps au fignolage et à la dentelle. Pendant les années 1970, il a mis en scène pas moins de vingt titres, tous surfant plus ou moins sur les modes du moment (principalement le giallo et le poliziottesco). Avec L’Avion de l’apocalypse, c’est le phénoménal Zombie (1978) de George Romero qu’il lorgne avec de gros yeux libidineux. Évidemment, le film de Lenzi souffre de la comparaison avec son illustre prédécesseur, comme c’est à peu près le cas de toutes les pellicules de morts-vivants produites alors à la chaîne par l’industrie du bis italien. Maquillages minables, scénario bancal, mise en scène aussi fine qu’un coup de hache mal aiguisé, interprètes moins convaincants qu’un flan sorti depuis trop longtemps du frigo, bêtise crasse et ringarde de l’ensemble, sans oublier les totottes et les fessiers bondissants dans le cadre à la moindre occasion : pour beaucoup, on atteint là le niveau zéro du cinéma, la bisserie irregardable autrement qu’au second degré, un sommet du comique involontaire, une expérience douloureuse qui ferait saigner les yeux des cinéphiles les moins exigeants.

Avec L’Avion de l’apocalypse, c’est le phénoménal Zombie (1978) de George Romero qu’Umberto Lenzi lorgne avec de gros yeux libidineux.

Mais c’est peut-être juger le film un peu trop vite. Dans la lignée des merveilleux cauchemars zombifiés de Lucio Fulci (de grands films expérimentaux déguisés en étal de boucherie avariée), L’Avion de l’apocalypse vaut mieux que sa réputation. On ne peut pas nier les défauts évoqués précédemment, sauf peut-être en ce qui concerne la bêtise. Lenzi est capable de fulgurances et d’intuitions géniales, qui font de certains de ses films de véritables bijoux (tel Spasmo, en 1974). Plus fin qu’il n’y paraît, L’Avion de l’apocalypse est un récit qui pense la contagion, comme en témoigne le titre original : Incubo sulla città contaminata – soit « cauchemar sur la ville contaminée ». Dans cette perspective, Lenzi et ses collaborateurs ont souvent insisté sur un détail en apparence anecdotique, mais en réalité capital : ils n’ont pas fait un film de zombies, mais un film sur la contagion. La nuance est trouble, tant les films de morts-vivants sont, intrinsèquement, des récits de contamination. Certes, les cannibales boulimiques de L’Avion de l’apocalypse ne sont pas des zombies, mais des hommes exposés à des radiations et ayant développé des capacités de résistance aussi impressionnantes que leur appétit de chair humaine. Le résultat revient néanmoins au même. Alors, pourquoi Lenzi insiste-t-il tant pour faire la différence ? Dans le seul but de se démarquer du modèle Romero ? Il n’en a pas forcément besoin, tant sa dramaturgie rompt avec les topoï du genre. Point de huis clos dans L’Avion de l’apocalypse (ou alors une succession de huis clos, avec un dernier tiers à l’air libre) ; et pas non plus de zombies apathiques, moins vifs qu’une limace sous Tranxène, mais des anthropophages mutants surexcités qui courent dans tous les sens et qui n’ont, semble-t-il, rien perdu de leurs ressources physiques ou intellectuelles. À ce titre, le film de Lenzi préfigure avec deux décennies d’avance les zombies sprinters des années 2000 et 2010. Mais alors, quelle est la contamination qui pèse sur la ville, et dont les morts-vivants ne sont pas le nom ?

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Point de zombies apathiques dans L’Avion de l’apocalypse, mais des anthropophages mutants surexcités qui courent dans tous les sens. Le film préfigure avec deux décennies d’avance les zombies sprinters des années 2000 et 2010.

Le générique est très beau. Sur une musique anxiogène et percussive du grand Stelvio Cipriani, se succèdent des vues grisâtres et cradingues d’une ville déjà déshumanisée. Dès le début du film, l’espace urbain semble contaminé par une architecture froide, monolithique, industrielle. C’est l’image de la ville telle que la politique globalisée des années 1970 a fini par l’imposer. L’action est d’ailleurs censée se dérouler aux États-Unis, mais le lieu de tournage est européen, partagé entre Rome et Madrid. Tel est le cauchemar qui vampirise la ville moderne : une vie uniformisée, standardisée, sans identité. L’angoisse de la mondialisation dans ses premières manifestations.

 
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L’action est rapidement amorcée dans les locaux d’une chaîne de télévision. Le journaliste Dean Miller entre dans le bureau de son patron. Celui-ci regarde le journal TV. Y sont évoquées une fuite radioactive dans une centrale nucléaire, les nouvelles rassurantes qu’en donne le gouvernement et l’arrivée prochaine du professeur responsable de l’usine – promesse d’explications sur cet inquiétant sujet. La scénographie ne manque pas d’étonner : assis, le patron a les yeux rivés sur un écran situé à sa hauteur, tandis que Miller, resté debout, porte son attention sur un autre écran diffusant le même programme mais installé au sommet d’une étagère. Ils regardent donc la même chose, mais dans deux directions opposées – et quand le directeur éteindra son poste, celui de Miller cessera aussitôt de fonctionner. Le strabisme divergent incarné dans le dédoublement de l’appareil signale par l’absurde l’incommunicabilité d’une société qui n’échange plus que dans la rupture et l’isolement.

Cette mise en scène insolite symbolise également les vues divergentes des deux hommes. Le dialogue qui suit l’illustre. Le patron charge Miller d’interviewer le scientifique dès son arrivée, le lendemain matin, à l’aéroport. Au journaliste qui demande pourquoi cette mission lui revient, le directeur répond qu’il veut « une interview complète qui devra rassurer les téléspectateurs ». Miller rétorque alors, ironiquement : « Toute la vérité, alors ? Pure et simple ? » Colère de son interlocuteur : « Foutez-moi en l’air cette philosophie et essayez de faire ce qu’on vous dit ! » Le mot de la fin revient au héros de l’histoire : « Si c’est possible… uniquement si c’est possible… » Derrière Miller, sans que l’on sache trop ce qu’elle fait dans le bureau d’un tel homme de pouvoir, trône une caméra sur pied. Le personnage est alors placé entre la caméra et l’écran de télévision, les deux pôles d’un dilemme qui traverse son métier de journaliste : d’un côté, l’appareil enregistreur, et de l’autre, l’appareil diffuseur, par lesquels la vérité objective (Miller) est déformée, détournée, altérée. Le journaliste est cerné par une technique ennemie de son discernement.

Telle est la contagion qui intéresse Lenzi : non pas celle des pas-beaux sanguinaires, mais celle d’une société qui se laisse envahir par des représentations aliénantes, versions mal maquillées et hystérisées de la réalité.

Les premières apparitions des pseudo-zombies se feront devant des caméras : celle du caméraman qui accompagne Miller à l’aéroport et qui enregistre le premier carnage, et puis celles d’une émission de variétés ravagée par l’irruption d’une horde de viandards anthropophages. La caméra ne serait-elle pas vectrice de contamination ? Qu’à peine arrivée en ville, cette foule de carnistes élise le studio de télévision ne doit rien au hasard. La contamination est ici celle des images, celle des informations, du spectacle, d’une communication qui ne connaît comme modalités que la manipulation et l’abrutissement. Lorsque Miller veut interrompre l’émission de variétés pour un flash spécial visant à avertir l’opinion publique du danger qui pèse sur elle, son intervention est aussitôt coupée. Telle est la contagion qui intéresse Lenzi : non pas celle des pas-beaux sanguinaires, mais celle d’une société qui se laisse envahir par des représentations aliénantes, versions mal maquillées et hystérisées de la réalité. Transférant le décor de l’action dans un hôpital puis dans différents lieux isolés (une base militaire, deux maisons, une station-service, une église), le récit perd ensuite de vue ce rapport à la contamination du réel (avec le héros journaliste en forme de fil rouge, tout de même), jusqu’à la retrouver pour une séquence fascinante dans un parc d’attractions transformé en morgue à ciel ouvert. La dérive mortifère de la société du spectacle y est éclatante, surtout quand arrive le climax des montagnes russes, lieu d’adrénaline et d’agonie d’une humanité qui s’est égarée dans sa quête de divertissement et son refus d’objectivité.

Le 9 avril 2020, une lettre ouverte du Syndicat national des journalistes rejoignait les inquiétudes de Lenzi, avec une troublante similarité. Tout comme Miller face à son patron, les rédacteurs alertaient sur la dérive de l’information en temps de pandémie : « La direction […] assume la ligne éditoriale qu’elle a fixée. Il s’agit pourtant trop souvent d’un discours unique et formaté, relayant la communication gouvernementale. Les éditions nationales de JT, en particulier le 20 h de France 2, sont transformées en un interminable défilé de ministres et responsables politiques LREM. […] Mais rien, ou si peu, sur les responsabilités et devoirs du pouvoir politique. Aucune mise en perspective des faits : pourquoi avoir négligé pendant des mois les grévistes de l’hôpital public, qui réclamaient des moyens supplémentaires ? Fallait-il organiser le premier tour des municipales ? Le gouvernement a-t-il sous-estimé les alertes ? […] » Les journalistes le disent eux-mêmes : les médias sont zombifiés par une rhétorique gouvernementale qui oblitère les faits pour mieux diffuser les doctrines qui l’arrangent : à savoir une communication en faveur des actions de l’exécutif, un service après-vente agressif pour faire oublier les erreurs et maladresses accumulées, un maquillage grossier et grotesque visant à effacer les traces d’hypocrisies, de mensonges et de propagandes écœurantes. En France, deux contagions se diffusent en parallèle : celle du Covid-19 et celle d’un discours gouvernemental qui, aidé par des médias irresponsables, n’est pas moins dangereux. Tous les deux sont meurtriers, à leur façon, mais la seconde, plus pernicieuse, n’a pas d’autre but que de nous transformer en zombie : elle nous contamine d’une idéologie qui ignore et écrase la réalité. Elle la dévore, avec un appétit d’autant plus horrible qu’il est contre-nature.

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Les journalistes le disent eux-mêmes : les médias sont zombifiés par une rhétorique gouvernementale qui oblitère les faits pour mieux diffuser les doctrines qui l’arrangent.

Spoiler : à la fin de L’Avion de l’apocalypse, on s’aperçoit que tout n’était qu’un rêve. Miller se réveille épouvanté auprès de sa femme (qu’il vient de voir mourir en songe). Et puis la journée commence, et avec elle recommence le début du récit, l’arrivée du journaliste et du caméraman à l’aéroport, etc. Les zombies ne vont pas tarder à faire leur retour. Le titre italien avait été très clair à ce sujet : Incubo, « cauchemar sur la ville contaminée ». Les imperfections du film, et autres dérapages incontrôlés, trouvent là un alibi parfait. Le fait est que, derrière le gore et les effets dramatiques racoleurs, il se dégage de L’Avion de l’apocalypse une vraie poésie, surréaliste, brute, qui participe d’une espèce d’écriture automatique hallucinée. Évidemment, il est facile de substituer la licence poétique à une forme de malhabileté cinématographique ; mais à l’inverse, il est impossible d’apprécier le cinéma d’exploitation italien si l’on fait abstraction de son étrangeté visuelle et scénaristique, sans doute moins subie que poursuivie. Le titre italien contient en soi tout un poème. En choisissant le mot « incubo » (cauchemar) pour faire écho à « contaminata » (contaminée), il met en parallèle deux mots intrinsèquement liés : dans « incubo », on reconnaît la notion d’incubation (l’étymologie est la même) propre à la contamination. Ainsi, le cauchemar contamine l’esprit, exactement comme les images télévisuelles, mensongères, contaminent la vérité. La réalité, dans les deux cas, y perd ses droits. Le rêve prémonitoire de Miller va devenir réalité dans l’exacte mesure où le cauchemar recommence, qu’il renouvelle son emprise, qu’il rejoue son spectacle morbide. En se répétant, le cauchemar contamine le réel pour en prendre la place.

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Ne croirait-on pas se reconnaître en Miller quand, après avoir été confiné trop tard, il semblerait maintenant qu’on envisage de nous déconfiner trop tôt ? Le cauchemar d’une politique hors-sol ne paraît-il pas se répéter ? Et le président Emmanuel Macron ne verse-t-il pas dans une rhétorique de série Z lorsqu’il prétend, en parlant des tests généralisés à toute la population, que « ça n’aurait aucun sens » ? En coupant court à toute discussion sur le sujet, il ne fait que trahir une question qui mérite d’être débattue. Le film de Lenzi lui tend un miroir sous forme de cauchemar dégénéré.

Mais le vrai nanar, c’est la politique de ce gouvernement de tâcherons.

 
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