PENSER CONFINÉ 4/5 — BODY DOUBLE

Par Nicolas Tellop

Illustration de Marthe Pequignot.

Illustration de Marthe Pequignot.

S’il en est un qui ne supporte pas d’être confiné, c’est Jake Scully dans Body Double de Brian de Palma (1984). C’est d’autant plus compliqué qu’il doit jouer, pour une série Z, un vampire qui se réveille brusquement dans son cercueil. Jake n’a pas sitôt ouvert les yeux pour faire face à la caméra qu’il se fige dans une grimace grotesque, comme pétrifié. Seul signe de vie : une larme qui coule sur sa joue fardée. L’histoire de Jake sera donc celle d’un homme qui ne parvient pas à vivre dans un espace trop restreint. Il s’en défendra, lorsque son metteur en scène évoquera ce motif pour l’avoir renvoyé : il n’est pas claustrophobe. Mais alors, il est quoi, au juste ? Lorsqu’il se retrouve dans un ascenseur bondé, il parvient à peine à préserver les apparences. À la poursuite de l’agresseur de Gloria Revelle, il s’effondre alors qu’il doit traverser un tunnel piétonnier. Et c’est de nouveau dans les profondeurs d’une tombe qu’il perd presque définitivement pied.

Body Double de Brian de Palma (1984)

Body Double de Brian de Palma (1984)

Alors qu’il était enfant, Jake jouait à une variante de cache-cache qui consiste à se dissimuler dans un endroit le plus confiné possible. Il a choisi de se glisser derrière un réfrigérateur. La cachette est tellement bonne qu’il s’y retrouve coincé.

Au début du film, pendant un cours d’art dramatique éprouvant qui vire à la séance de psychanalyse, Jake raconte l’origine de son angoisse. Alors qu’il était enfant, il jouait à « la sardine » avec ses grands frères, une variante de cache-cache qui consiste à se dissimuler dans un endroit le plus confiné possible. Le petit Jake a choisi de se glisser derrière un réfrigérateur. La cachette est tellement bonne qu’il s’y retrouve coincé. Non seulement il est physiquement pris au piège, mais il est de plus tiraillé par l’inextricable dilemme moral qui se pose à lui : appeler au secours et s’exposer aux moqueries et brutalités de ses grands frères, ou rester caché, bloqué, et jouer son rôle jusqu’au bout malgré la détresse qui l’oppresse. Ouroboros tragique, pour le petit garçon : il est coincé parce qu’il est « la sardine » et il ne peut demander de l’aide parce qu’il est « la sardine ».

Déjà, à ce niveau, il y va un peu de nous comme de Jake. Si nous sommes confinés, c’est en partie à cause de nos « grands frères », qui nous ont forcés à jouer à un jeu dont ils ont faussé toutes les règles et auquel nous sommes pris au piège malgré nous. Un exemple ? Le 29 février dernier, le Conseil des ministres se réunissait exceptionnellement pour cause de coronavirus. Aucune décision sanitaire n’a pourtant été prise. Les masques sont négligés et d’ailleurs, on n’en a pas besoin : « Ça ne sert à rien », a martelé le pouvoir en place pendant trois semaines, avant d’en commander dans l’urgence partout où il était possible de le faire. Les respirateurs en sous-nombre dans le domaine hospitalier sont eux aussi passés aux oubliettes, et il faudra attendre le 21 mars pour que l’État en fasse une nouvelle commande. La seule décision forte qui soit sortie de ce Conseil des ministres du 29 février, c’est le 49.3 permettant le passage en force de la réforme des retraites. Il s’avère que, bien avant d’être confinés, nous jouions déjà à « la sardine », nous étions coincés, acculés par des autorités cyniques et manipulatrices. Aujourd’hui, nous sommes tous « les sardines », chacun chez soi, et il est inutile d’appeler au secours, puisque justement, nous restons « les sardines ».

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Le voyeurisme de Jake offre un contrepoint à sa claustrophobie. Coincé, impuissant, Jake n’a pour seule alternative que d’abandonner ses fantasmes au regard, la pulsion scopique prenant le relai des actions qu’il lui est impossible d’envisager.

 
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Le voyeurisme de Jake offre un contrepoint à sa claustrophobie. Coincé, impuissant, Jake n’a pour seule alternative que d’abandonner ses fantasmes au regard, la pulsion scopique prenant le relais des actions qu’il lui est impossible d’envisager. C’était déjà la seule ressource qu’avait Jeff dans Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock (1954), immobilisé chez lui par une jambe dans le plâtre. Le mal de Jake est plus profond, et son voyeurisme prend une tournure qui lui est proportionnelle. C’est un raté, un loser, à qui tout semble échapper (son boulot, sa petite amie, son fantasme de voisine), et qui se replie dans le refuge confortable du spectateur, de la mise à distance, du désir lointain. Quand on ne peut plus rien faire, quand on ne peut plus aller nulle part, il n’y a plus que la vision qui permette un quelconque accomplissement, que ce soit par la fenêtre ou par l’entremise d’un écran de télévision. Confinés chez nous, il nous reste encore la ressource d’observer le spectacle du monde, de le scruter et de s’en refaire le film, comme Jake, pour découvrir ce qui nous avait échappé la première fois.

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Confinés chez nous, il nous reste encore la ressource d’observer le spectacle du monde, de le scruter et de s’en refaire le film, comme Jake, pour découvrir ce qui nous avait échappé la première fois.

L’autre modèle hitchcockien de Body Double est bien sûr Vertigo (1958). Fidèle à sa logique de réappropriation et de détournement, De Palma ne se contente pas de s’en inspirer, il exagère certains aspects du film (la doublure n’est pas seulement une jolie fille, c’est une actrice porno) et en inverse d’autres. Le vertige de Scottie devient chez Jake claustrophobie. Pour une angoisse radicalement opposée, De Palma utilise pourtant les mêmes techniques de mise en scène, en l’occurrence le fameux travelling arrière combiné à un zoom avant, permettant de déformer l’image et d’en allonger la profondeur de champ. Mais le réinvestissement du motif sert à mettre en valeur le concept d’inversion, qui est au cœur de l’évolution de Jake (sa peur des espaces étroits, éprouvée une dernière fois au fond d’une fosse, répond à la peur du vide de Scottie, quand il est en hauteur). Tout au long de Body Double, il est en réalité victime des illusions, celles du film dans lequel il tourne et qui se retournent contre lui, celles de l’amour et de l’amitié, respectivement trop parfaits pour être honnêtes, celles de son expérience globale, objet de toutes les manipulations. Vers la fin, il ne parvient à reconquérir sa vie qu’en retournant les armes de l’illusion contre elle-même. Il se fait passer pour ce qu’il n’est pas, il se projette dans des scénarios intérieurs, et il est même parvenu à réaliser son fantasme érotique au sein d’une mise en scène factice. Moralité : lorsqu’on est arrivé au bout de toutes les désillusions, il nous reste encore la possibilité de raviver l’illusion elle-même – le fantasme, la projection intérieure, la mise en scène s’avérant autant de moyens de sortir de l’immobilité dans laquelle nous a acculé le monde extérieur.

Lorsqu’on est arrivé au bout de toutes les désillusions, il nous reste encore la possibilité de raviver l’illusion elle-même – le fantasme, la projection intérieure, la mise en scène s’avérant autant de moyens de sortir de l’immobilité dans laquelle nous a acculé le monde extérieur.

Et si nous, nous ne sommes pas claustrophobes et que nous ne supportons pourtant pas le confinement, nous sommes quoi, au juste ? Impuissants, comme Jake Scully. D’autant plus malheureux que nous n’avons aucune latitude pour (ré)agir. Peut-être que, comme le héros de Body Double, il nous faudra puiser au plus profond de nos fantasmes et de notre cinéma intérieur pour affronter de nouveau les faux-semblants de la réalité.

 
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