PENSER CONFINÉ 2/5 — COMMENT VOLER UN MILLION DE DOLLARS

Par Nicolas Tellop

Illustration de Marthe Pequignot.

Illustration de Marthe Pequignot.

« Il a fermé la porte à clé. Il a fermé la porte à clé ! Nous sommes enfermés à l’intérieur ! » Nicole (Audrey Hepburn) panique à l’intérieur d’un placard à balais du musée Kléber-Lafayette dans Comment voler un million de dollars (1965) de William Wyler. Simon (Peter O’Toole), tout prêt d’elle, prend les choses du bon côté : « Considérons cela comme un défi supplémentaire. » Nous devrions peut-être adopter le point de vue de Simon, alors qu’une crise sanitaire sans précédent nous oblige à rester enfermés chez nous. Encore pouvons-nous nous estimer heureux de vivre dans des endroits un peu plus spacieux qu’un placard à balais. Pourquoi Nicole et Simon se retrouvent-ils coincés dans un lieu si étriqué ? Parce qu’ils veulent voler une sculpture du musée, et ils s’y étaient cachés. Pourquoi sommes-nous nous-mêmes enfermés ? Parce qu’un virus meurtrier court les rues et que le monde moderne, libéral (notre gouvernement, la majorité des gouvernements), a tout fait pour rendre la médecine démunie de la plupart de ses ressources face à lui ; ils n’ont rien fait pour se préparer à lutter contre une catastrophe annoncée. Un gardien a enfermé à clé Nicole et Simon dans leur placard – il ignorait qu’ils étaient à l’intérieur. Nos gardiens nous ont enfermés à clé dans notre solitude – ils nous ignoraient et nous ignorent encore. Voilà pour le parallèle.

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La jeune femme s’affole : « Je vais m’évanouir », prévient-elle. Son compagnon réplique, rassurant : « Ne faites pas ça, il n’y a pas de place. »

L’humour est un bon moyen pour surmonter ce genre d’épreuve. La spiritualité du cinéma hollywoodien, particulièrement en cette année 1966 – année pop au sein d’une décennie pop –, est parfaitement affutée en la matière. On peut s’imaginer rejouer les fantastiques dialogues de Harry Kurnitz pour agrémenter notre nouveau quotidien confiné : « Je ne pensais pas qu’on serait si à l’étroit », déplore Nicole, ce à quoi Simon répond : « C’est la haute saison. Tous les hôtels sont pleins. C’est ce que j’ai pu trouver de mieux. » Plus tard, la jeune femme s’affole : « Je vais m’évanouir », prévient-elle. Son compagnon réplique, rassurant : « Ne faites pas ça, il n’y a pas de place. » Mais surtout, nous ferions bien d’écouter ce que le film nous enseigne. Nicole et Simon passent la toute première partie de leur nuit dans le placard du musée à attendre, immobiles dans un espace si étriqué qu’il ne permet aucun mouvement. Pour nous le faire comprendre, une succession de plans montre plusieurs tableaux du musée, plongés dans l’obscurité et un silence mortel, et se termine sur une vue du couple, maussade, hiératique, dans un encadrement qui rappelle celui des peintures précédemment portées à l’écran. Le parallèle est transparent : l’exiguïté du placard est mise sur le même plan que l’étroitesse du champ dévolu à chaque tableau. Nicole et Simon sont pris au piège, au même titre que les différents modèles des portraits peints, tous classiques, dans les limites d’une représentation qui dicte ses lois, asservie au réel et à ses règles. Les deux héros de cinéma sont alors privés de mouvement, de liberté, de vie – ils sont pris dans la toile d’un pouvoir (les gardiens, l’art académique) mortifère.

 
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Comment voler un million de dollars ? (1965) de William Wyler

Comment voler un million de dollars ? (1965) de William Wyler

 
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Mais Simon a plus d’un tour dans son sac. Il attend son heure. En substance, il avait expliqué son plan à Nicole, quelques heures plus tôt, alors qu’ils visitaient tous les deux le musée. « Ce qu’il y a de bien avec les mécanismes compliqués, c’est que s’ils cessent de fonctionner, les responsables ont tendance à paniquer et à courir dans tous les sens. C’est là que nous frappons. » Les trois étapes de ce syllogisme déguisé sont marquées par le passage en revue de trois tableaux : d’abord Famille de l’Arlequin de Pablo Picasso en pleine période bleue (1905), puis Les Trois Musiciens du même Picasso, mais en pleine période cubiste (1921) et enfin Figures et chien devant le soleil de Joan Miró, alors immergé dans la plus complète abstraction formelle. Les trois peintures tranchent totalement avec le classicisme des œuvres associées à l’enfermement de Nicole et Simon. Le panoramique sur les trois œuvres offre un petit abrégé de déconstruction picturale, telle qu’elle fut vécue par l’histoire de l’art au XXe siècle. La période bleue et l’affranchissement à l’égard de toute vraisemblance chromatique ; le cubisme et l’éclatement des formes ; l’art abstrait et l’émancipation à l’égard de la figuration. Trois étapes pour apprendre à sortir du cadre, à dynamiter les verrouillages, à s’évader de toute servitude. Miró parlait d’ailleurs, en évoquant les méthodes conventionnelles de la peinture, de sa volonté de « les tuer, les assassiner ou les violer ». Lorsque Simon fait face à son œuvre, il dit, parfaitement à propos, que « c’est là que nous frapperons ». Et il utilise un vocabulaire de la déroute qui, en anglais, correspond à merveille aux arabesques et formes arrondies du peintre catalan : « To run around in confused circles. » C’est la grande leçon de l’art, qui nous apprend à nous libérer des carcans d’un réel tyrannique et inhumain, étouffant et claustral, aux « mécanismes compliqués ».

Il ne faut pas subir l’enfermement, il faut se l’approprier pour le réinventer, en faire un champ de tous les possibles, y trouver les ressources pour faire de l’effraction le retour à la vie.

Aujourd’hui, le confinement nous prive de nos libertés, par la force des choses. Mais ce n’est que la concrétisation d’une aliénation déjà amorcée depuis bien longtemps. Tous les efforts, toutes les luttes et toutes les indignations à l’égard d’un régime politique mondial déshumanisant n’ont jusque-là mené à rien. Et par-delà l’horreur de la pandémie, malgré le deuil effroyable de si nombreuses familles et la détresse du corps médical, aujourd’hui, ce régime n’aspire déjà qu’à reprendre les choses là où elles en étaient restées, relancer le plus vite possible la production, le jeu qui ne se joue que selon les règles du libéralisme – cette machine aux « mécanismes compliqués ». Au contraire, ne faudrait-il pas tout repenser pour le priver de son pouvoir ? Ne pourrait-on pas tout déconstruire pour se sentir de nouveau vivre ? Ne peut-on pas sortir du placard, comme Nicole et Simon, pour voler à ce régime ce qu’il nous avait déjà volé auparavant : notre liberté ? Et peut-être, alors, le confinement aura-t-il été un moyen de réinventer un futur plus humain. Et nous en sortirions comme Nicole sort de son placard : en y jetant un dernier coup d’œil empreint de tendresse et, déjà, de nostalgie.

 
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