Retour sur Titane — Palme d’or 2021

Jusqu’à l’épuisement

par Jean-Sébastien Massart

Pourquoi la Palme d’or décernée à Titane est-elle à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle ?

Bonne nouvelle pour le Festival de Cannes : deux ans après Parasite de BJH, le jury, présidé par Spike Lee, consacre une nouvelle fois une cinéaste venue du cinéma de genre, qui a su proposer avec Titane le contraire d’un « film de festival ». Soit un objet bizarre, très inégal dans sa forme, ne cochant aucune case du cahier des charges festivalier : pas de discours politique explicite, pas de « sujet » social brûlant, aucune volonté affichée de nous donner des « nouvelles du monde ». Pour autant, Titane n’est pas un film qui tourne le dos au présent : tous les débats sur le regard genré qui ont refait surface dans le champ critique et esthétique depuis quelques années s’y incarnent dans plusieurs scènes importantes – dont la première : un spectacle d’exhibition dans un salon de l’automobile. Une fille, Alexia, exécute une danse érotique sur un capot de voiture, sous le regard de plusieurs de ses fans (uniquement des garçons) qui la prennent en photo et lui demandent des autographes. Belle ouverture qui nous signale que le spectacle commence (un peu comme dans Annette de Carax) et nous offre en guise de préambule une sorte de clip inaugural dédié de manière ouvertement caricaturale au male gaze - et pastichant pour cela l’esthétique des calendriers Pirelli. Toutes les séquences qui suivent cette ouverture sont elles aussi lourdes, caricaturales, mais à d’autres niveaux : caricature de famille bourgeoise où Alexia ne respire plus (avec Bonello dans le rôle d’un père mutique et glacial), caricature de tentative de relation lesbienne (avec une Garance Marillier peroxydée, encore un peu chez Madame Claude), caricature enfin, de slasher (avec une baguette à cheveux en lieu et place du traditionnel couteau). Ouvertement parodique, le film n’avance pas, il met en marche la machine-Alexia, qui n’est pas loin de ressembler à une voiture. Bientôt lancée sur une route transgenre, elle va rouler jusqu’à l’épuisement. Jusqu’au moment où elle n’aura littéralement plus d’huile dans le moteur ;  son accouchement ressemblera d’ailleurs à une vidange. C’est indiqué, dès le début, par le titre de la chanson des Kills qui ouvre le film : Doing it to death

Alexia va ainsi avancer jusqu’à l’épuisement : c’est moins un personnage qu’une « force qui va », force féminine brutale (gros cliché du cinéma de genre contemporain) destinée par le scénario à subir une reprogrammation sexuelle en cours de route. Comme les voitures tuning, elle va connaître plusieurs métamorphoses : ventre qui enfle (sa part féminine maudite) et relooking en garçonne, au moment où elle devient Adrien, le fantôme d’un garçon disparu dont elle usurpe l’identité pour se réinventer auprès d’un père sapeur-pompier (Vincent Lindon). On ne sortira jamais, au fond, du salon de l’automobile : l’interrogation sur l’identité, dans Titane, est toujours vue de l’extérieur et presque figurée sur le mode de la customisation. Programme cronenbergien vraiment minimal, où l’expérience du corps est réduite à ce qu’on en voit – d’où la récurrence des scènes de palpation devant le miroir, comme s’il fallait toujours assurer au spectateur que l’exhibition d’Alexia, posée dès le début de film, suit bien son cours. Dans la seconde partie du film, cette exhibition va prendre la forme d’un véritable calvaire transgenre. C’est sans doute à ce moment que Titane devient un film particulièrement tordu et contradictoire : à l’opposé du beau discours de Ducournau sur « un monde plus fluide et inclusif », le film dissocie les genres et décrit une atroce expérience de transition, où la masculinité semble aussi inhabitable que la féminité. Un brin de psychologie servira à adoucir la brutalité de l’expérience : en Adrien, Alexia nourrirait moins le fantasme de devenir un garçon que d’être enfin un enfant aimé, porté par le regard d’un père bienveillant. 

Il faut dire ici quelques mots de Vincent Lindon parce que sa performance, loin de laisser indifférent, confère à la machine-Alexia un semblant d’humanité : les regards de Lindon sur cet enfant monstrueux, dont les traits lissés numériquement évoquent un héros de manga, font naître dans le film la possibilité d’un amour inconditionnel qui dépasse toute limite morale, à la limite de l’inceste (voir la scène finale). Il est clair que ce corps transgenre n’est pas celui de son fils mais il l’a reconnu en tant que tel et lui offre, auprès des sapeurs pompiers de sa caserne, des cours de virilité à l’ancienne. On ne naît pas Adrien, on le devient. 

Dans des scènes de danse entre hommes très érotisées, Ducournau retrouve la force des scènes de fête de Grave : elle les filme des rites initiatiques, où il s’agit de bomber le torse, de sortir les muscles pour exhiber les signes les plus ostensibles de la virilité, dans une ambiance homo-érotique très fortement soulignée par certains effets (ralentis langoureux et filtres à la Nicolas Winding Refn). Même Lindon se prête au jeu, surjouant la virilité dans son corps d’homme de soixante ans, se prêtant au spectacle d’exhibition (qui est le mode principal d’expression des corps chez Ducournau) dans un abandon assez magnifique, mais retrouvant aussi son registre plus habituel d’acteur de films « sociaux » (de Welcome aux derniers films de Stéphane Brizé) dans une scène un peu hors de propos – la seule où il joue vraiment son rôle de capitaine de sapeurs-pompiers. C’est une scène de réanimation assez étrange, drôle aussi, où il demande à Alexia d’effectuer un massage cardiaque sur le rythme de La Macarena. Un trou d’air dans la boîte hermétique du film, où un technique de secours est transmise, où il s’agit précisément de réapprendre à respirer. Scène plus habile, plus finement écrite que celle du corps-à-corps, de l’apprivoisement par la danse entre père et fils (ou fille) sur She’s not there des Zombies.

Scène pourtant unique, qui pointe une direction qu’aurait pu suivre le film s’il s’était intéressé au concret – par exemple à ce qu’un père peut potentiellement apprendre à un fils. Scène qui restera donc lettre morte, ne trouvera pas d’écho. L’exhibition reprendra, à travers une séquence qui est le pendant de la scène d’ouverture : Adrien/Alexia, propulsé(e) sur le toit d’un camion est sommé par ses camarades de se foutre à poil. La machine-Alexia atteint dans ce climax sa destination : nouveau strip-tease en mode queer, avec le fantasme de l’uniforme en lieu et place de celui de la femme écartant les jambes sur un capot de voiture. Spectacle partiellement convaincant – parce que Ducournau filme peu le contrechamp : comment les autres pompiers voient-ils le numéro d’Adrien/Alexia ? Est-ce de la déception ? De l’écoeurement ? Du trouble ? C’est sans doute parce qu’il aboutit, dans son programme d’épuisement de son personnage, à une impasse de mise en scène, que Titane, n’est pas une bonne nouvelle pour le cinéma français. Il faut en effet s’attendre dans les années qui viennent – Palme d’or oblige – à des dizaines de films se réclamant du genre sans avoir la hauteur de vue politique des maîtres de l’horreur américaine (Romero, Carpenter, Cronenberg) ni leur sens presque visionnaire de l’anticipation sociale. Avec Titane, film qui a au moins eu le mérite de trancher dans la routine festivalière, le jeune cinéma français risque d’entrer dans une ère de reproduction stérile du style Ducournau. Le phénomène a déjà commencé : Teddy, film de loup-garou ancré dans la campagne du Sud de la France, est déjà un sous Grave. Nous aurons bientôt des sous-Titane, c’est-à-dire des films qui veulent en découdre avec le genre dans tous les sens du terme. Pour le pire plus certainement que pour le meilleur.

Titane de Julia Ducournau (en salles actuellement).

Titane de Julia Ducournau (en salles actuellement).

A lire également dans La Septième Obsession (Daté Juillet/Août), actuellement en kiosque : la critique du film et un long entretien avec Julia Ducournau.