La Septième Obsession

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Façonner le porno

La Fièvre dans le sang (1961) de Elia Kazan.

En lien avec notre numéro spécial sexe, actuellement en kiosque et librairie, nous publions sur notre site, quelques compléments pour venir aiguiser un peu plus votre curiosité. Premier volet, avec cet entretien autour de la pornographie.

Entretien avec Chloé Delaporte*

Comment parler du porno ? Au-delà des positionnements moraux, nos regards sur ce cinéma extrêmement divers ne reproduisent-ils pas des mécanismes de marginalisation et de domination culturelles ? Éléments de réponse avec Chloé Delaporte.

On a le sentiment que la digitalisation du cinéma pornographique a complètement bouleversé les contenus et les pratiques du genre, en allant notamment vers la toute-puissance de l’amateur (amateurisme souvent simulé d’ailleurs) et la présentation de pratiques sexuelles plus extrêmes. N’y a-t-il pas là un risque de marginaliser le porno ?

Sur le plan analytique général, que ce soit sur la rhétorique du numérique, de l’amateurisme ou du pathologisant, le porno est insularisé au milieu du reste de la vie sociale. Penser la pornographie de façon isolée, hors du cinéma et des pratiques culturelles et sociales, cela amène à plaquer des idéologies sur un objet parce qu’il est abordé de façon autonome.

 

Pour quelles raisons le vocabulaire traditionnel de l’analyse filmique se retrouve-t-il vite limité lorsqu’il est appliqué au cinéma pornographique ? 

Je ne pense pas qu’il faille se départir de ces outils d’analyse, dont la pertinence serait limitée s’ils ne pouvaient être appliqués qu’à certains objets. Il faut s’en saisir, quitte à les tordre un peu ou les reconceptualiser. Mais quand on se sert de ces outils traditionnels pour le porno (il faudrait dire « les » pornos), ce dont on se rend compte, c’est qu’ils sont idéologiques. Ce sont des outils qui construisent ce qu’est un film, qui distinguent les éléments signifiants. Ils ne servent pas tant à dire ce qu’est la norme qu’à désigner la marginalité. Les mots vont définir la norme et la rupture. C’est quelque chose qui devient très saillant lorsqu’on confronte cela au porno.

Oui. Par exemple, concernant les angles de caméras, la plongée devient presque la norme dans le cinéma porno alors qu’elle est une exception ailleurs. Autre chose, le hors-champ (ce qui n’est pas vu, mais qui est contenu dans la diégèse) et le hors-cadre (ce qui n’appartient pas à l’univers diégétique, l’équipe de tournage donc) se confondent.

Sur les angles de prise de vue, pour rester dans le porno le plus mainstream, c’est très éclairant. Même lorsque les femmes sont en position dominante, ce sont elles qui restent le sujet filmé ; elles ne sont plus cadrées en plongée (comme dans la plupart des plans des pornos mainstream), mais en contre-plongée, ce qui ne suffit pas à renverser le rapport de force. Il faut garder les termes plongée/contre-plongée parce qu’ils traduisent des rapports de domination. Même chose pour la question du hors-champ et du hors-cadre qui permet d’aborder des enjeux de domination entre ceux qui sont filmés et ceux qui filment, question qui rejoint d’ailleurs les rapports de genre.

Au-delà du texte filmique, il y a aussi la question de l’espace de communication, de la communauté de spectateurs et de spectatrices dans laquelle le film porno s’insère et qui joue dans son analyse. À partir de ce moment, est-ce possible de définir une méthode d’analyse ?

Si le but est scientifique et qu’il s’agit de comprendre le rôle qu’occupe un objet pour celles et ceux qui le regardent, il faut aller parler au consommateur. Le film pornographique n’est pas porteur d’une valeur intrinsèque. Il ne prend de signification que dans un contexte. Je ne peux pas donner de réponse qui soit centrée sur le film. Je ne suis pas partisane de « tel objet produit telle chose ». Non, un contexte va donner une signification à l’objet.

À propos de l’inclusion de scènes pornographiques dans le cinéma non pornographique, n’y a-t-il pas, dans le discours tenu sur de tels moments, une façon de marginaliser le porno ?

On parle beaucoup depuis les années 2000 de l’idée qu’il y aurait désormais du cul frontal dans le cinéma mainstream. Je ne suis pas du tout convaincu de cela. Il y a des scènes très érotiques dans des films plus anciens comme LA FIÈVRE DANS LE SANG (Elia Kazan, 1961) par exemple. Le changement, ce n’est pas qu’il y ait davantage de rapports non simulés dans le non-porno, mais plutôt qu’on en parle. Pour moi, d’un point de vue sociologique et socio-économique, ça veut dire qu’il y a une volonté, consciente ou pas, d’insulariser le porno (ce qui est déjà institutionnalisé au niveau économique), de dire que le porno c’est autre chose. Dire qu’il y a du porno (en l’uniformisant alors qu’il est très varié et en le renvoyant à une fonction excitative, ce qui est loin d’être tout le temps le cas) dans le non-porno, c’est charrier tout un univers cinématographico-symbolique populaire, illégitime et dévalorisé, parce qu’il concerne le corps du spectateur, ce que l’on maîtrise le moins. Mais selon moi, sans crier au complot, l’insularisation du porno profite à certains. D’une part, elle permet la reproduction des normes et du canon cinématographique, qui vise à bien marquer les limites de ce qui est ou non du cinéma. D’autre part, elle sert les intérêts des industries culturelles qui tirent profit de la fragmentation du marché – on pourrait dire la même chose à propos du cinéma d’animation, même si ça commence à changer. Plus il y a de gens qui considèrent que le cinéma d’auteur est différent du porno, du film populaire français ou de la science-fiction américaine, plus il y a de niches, de filières spécialisées ou de catégories sur les plateformes de streaming. Il y a plus de choses à dire en mettant en relation des films qui ne sont pas issus des mêmes circuits économiques (on pourrait rapprocher par exemple le travail d’Émilie Jouvet à celui de Yann Gonzalez) qu’en les pensant en fonction de leurs espaces économiques propres. Le porno n’est pas un reflet de la société, c’est quelque chose que l’on façonne, qui est fabriqué par ceux qui en regardent, mais peut-être plus encore par ceux qui n’en regardent pas ou qui le condamnent.

*Chloé Delaporte est maîtresse de conférences en socio-économie du cinéma et de l’audiovisuel à l’université Paul-Valéry de Montpellier.

Entretien réalisé par Adrien Valgalier